mardi 19 février 2019

Pinces

Je voue une admiration sans bornes aux porteurs de pinces. Un véritable culte. Un amour inconditionnel. Aux authentiques porteurs d'authentiques pinces. Aux porteurs naturels de pinces naturelles.

Aux homards. Aux écrevisses. Aux scorpions, pseudo- ou non. Aux Bernard-l'hermite...
Et, bien entendu, aux crabes.

Aux crabes en particulier. Par dessus-tout. Surtout. Avant tout aux crabes.
Aux crabes rouges, bleus, verts, jaunes, aux crabes géants, marbrés, circulaires ou à barbe, aux crabes violonistes, aux crabes boxeurs, aux crabes dormeurs, aux crabes des neiges et des terres, aux crabes verruqueux... aux tourteaux, aux étrilles, aux cirriques de rivière, aux Sally-pied-léger, aux araignées (de mer), aux favouilles...
Les crabes sont des êtres sublimes. Superbes. Indépassables. Insurpassables. Parfaits. Idéaux. Les chefs-d'œuvre de la Création. Les sommets de l'évolution.

Je m'en doute, peu parmi mes congénères partagent mon enthousiasme pour le crabe. Pour les crabes. Les crabes, hors l'étal du poissonnier, entre turbots, calmars et pouces-pieds, hors l'assiette du dimanche midi sur le bord de laquelle la mayonnaise tourne déjà, sont peu, mal, non considérés. Mal aimés. Pas appréciés à leur juste valeur. Traités avec désinvolture. (Feinte ?) indifférence.

Simple ignorance ? Jalousie ? Réflexe d'auto-défense ? de préservation ?
Le crabe - l'existence du crabe, de devoir sur cette terre, en cette vie, côtoyer le crabe - pour l'homme, représente rien de moins que la Chute. La chute de son piédestal. Piédestal sur lequel il s'était hissé lui-même, à force d'ego et de suffisance. Une perpétuelle leçon d'humilité, voilà ce qu'est, pour l'homme, le crabe.

De quoi l'homme, l'Homme, l'H(h)umain est-il si fier ?
L'(H)homme, Être pensant, Être philosophe, Être philosophique, se croit, se pense, s'estime supérieur, bombe le torse en raison de sa tête, de son crâne, des capacités de sa tête, de l'impressionnant volume de sa boîte crânienne. C'est par la tête qu'il s'est élevé, s'illusionne-t-il, au-dessus de la condition animale, au-dessus de la simple nécessité de survie. C'est grâce à sa tête qu'il a conquis les terres et les mers et les cieux. C'est grâce à sa tête qu'il s'impose. C'est grâce à sa tête qu'il est.

Et le crabe alors ? Qu'a-t'il à envier à homo sapiens en termes de crâne ?
A-t-on déjà dit d'un crabe qu'il n'avait rien dans le crâne ? Rien dans la tête ? le siphon ? la caboche ? le caillou ? Non. Clairement non. Impossible. Inimaginable. Au contraire, ce serait un contresens complet : le crabe a tout dans la tête, tout dans le crâne. Rien ou presque ne dépasse de la tête, rien ou presque ne déborde du crane - si ce n'est les pattes. Nul besoin pour lui d'en avoir dans le ventre, dans les tripes, pour compenser, pour faire oublier... tout est dans la tête. Le crabe est un crâne. Le crabe est une tête. Une tête montée sur pattes. Un crâne prolongé de jambes. Nul superflu. Essentiel. CRABES = CRAnes + jamBES.

Et de sa tête - entre nous bien moins disgracieuse que celle de l'homme - il s'en sert, le crabe...

L'homme, obnubilé par son crâne, n'en voit pas plus loin que le bout, de son crâne, qu'il appelle aussi bout de son nez - il ne se regarde de toute façon que le nombril, blessure originelle à sa vanité, absent chez le crabe - et n'avance en conséquence que droit devant, suivant ce cap, ce pic, cette péninsule (il est même possible, avec un peu d'entraînement de le mener par le bout de l'appendice).
Le crabe, lui, de nez n'a point. Néanmoins (dépourvu de tarin, amputé du pif) jamais il ne fonce droit dans le mur, tête la première, il se méfie, n'hésite pas à faire un pas de côté. Oh non, jamais quand il se meut, le crabe n'oublie de regarder latéralement. À constamment vivre près du miroir de l'eau, le crabe est un animal réfléchi...

Et puis, donc, enfin, bref... les pinces... il y a les pinces... Organes merveilleux... à comparer avec la main... oui, la main, tout d'abord, parlons de la main... et du pouce. Du pouce opposable.

L'expression "pouce opposable" me semble un de ces pléonasmes dont l'homme aime à se gargariser. Le pouce n'est tout de même pas qu'un doigt à deux phalanges, sinon le gros orteil serait lui-même un pouce-pied. Par définition, précisément, exactement, le pouce est ce doigt dont l'extrémité peut rejoindre l'extrémité des quatre autres doigts de la même main, index, majeur, annulaire et auriculaire, dans une tentative maladroite de chélation. Par définition, le pouce est opposable.

La main, le pouce, le pouce opposable, est, sont, seraient l'autre chance de l'H(h)omme. C'est son autre fierté. "Je l'ai fait de mes mains", "Avoir la main sur". L'instrument de ses conquêtes. Celui par lequel l'homme a pu poser son empreinte (digitale) sur l'univers. De sa main, l'(H)homme a fait des outils. Par sa main, l'H(h)omme a utilisé ses outils. Ses outils, de plus en plus complexes, lui ont permis peu à peu, de se libérer des tâches ingrates, de ne plus mettre la main à la pâte, la main dans le sac, la main au panier. La main est une machine formidable qui a permis, avec le temps, de se passer d'elle-même... Et il faudrait en être fier ? Drôle de logique...

Qu'a donc fait l'(H)homme de sa main ? Qu'a-t-on fait du pouce opposable ? Des outils, je l'ai dit. Ah ça, des outils, on en a fait à profusion, en pagaille. Orgueil de l'esprit créateur qui ne sait plus où et quand s'arrêter. Génie chaotique, dépourvu de sens pratique. Des outils, sans pouvoir s'arrêter...
Alésoirs, alignoirs, barres à mine, besaigües, boësses, bouchardes, bouterolles, boutoirs, brunissoirs, buisses, burins, chemins de fer, cisailles, ciseaux, ciselets, clefs, coins, couperets, coupoirs, couteaux, crochets, déplantoirs, doloires, drilles, ébarboirs, ébauchoirs, ébourroirs, écangs, échanvroirs, enfonçoirs, estampes, évidoirs, fendoirs, filières, fraises, galopes, gouges, grésoirs, griffes, guipoirs, haches, hachettes, herminettes, jablières, jabloirs, langues de chat, leviers, limes, lustroirs, mandrins, marguerites, matoirs, mirettes, onglettes, paroirs, patarasses, pelles, pics, pinceaux, pioches, planes, poinçons, pointes, polissoirs, queues-de-cochon, queues-de-rat, queues de renard, rabattoirs, rabots, racles, raclettes, racloirs, râpes, râteaux, resingles, riflards, rifloirs, ripes, rodoirs, scies, serre-joints, taloches, tamponnoirs, tarabiscots, tarauds, tarières, tiers-point, tondeuses, tournevis, tracerets, traçoirs, tranchets, trépans, triballes, tricoises, truelles, trusquins, varlopes, vilebrequins...

Et entre le marteau et l'enclume ? Des pinces !!! Des pinces, sans rire !!! Des pinces, en-veux-tu, en voilà !!! Orgie de pinces. Pinces de toutes tailles, de toutes formes et de tous usages (mais aucune pince pour tout usage)... Accumulation, boulimie, saturation de pinces... Combler le manque (de pinces naturelles), surmonter l'absence (de pinces naturelles), masquer, cacher, minimiser le handicap... et la honte inhérente... L'imagination de l'homme, pour ce qui est des pinces, semble sans limites. Une soif impossible à étancher. Un appétit impossible à rassasier. Il en veut partout des pinces, l'(H)homme il s'en sert tout le temps, l'H(h)omme, des pinces, le plus souvent n'importe comment. Car ses pinces, celles qu'il a inventées, ne libèrent l'h(H)omme ni de ses tracas ni de son complexe d'infériorité vis-à-vis des porteurs naturels de pinces.

La pince à dénuder ? Le crabe n'a pas honte de son corps, lui, il vit à poil.
La pince à épiler ? Le crabe ne s'embarrasse pas de telles contraintes esthétiques, lui, il a d'autres chats à pincer.
La pince Monseigneur ? Le crabe n'est sensible, lui, ni aux titres ni aux honneurs.

Partout des pinces, n'importe où !

N'est-il pas désagréable de dormir dans des draps et sur une taie d'oreillers sur lesquels sont fixées des pinces à linge ? La pince à cravate desserre-t-elle le nœud coulant autour du col de chemise ? La pince à vélo (qui n'est qu'une pince à pantalon) protège-t-elle pas des coups d'œil lubriques sous les jupes des cyclistes ?

Dans tous les sens, les pinces. À vous mettre sens dessus-dessous...

Le pince-nez permet seulement de mieux voir (la privation d'odorat force-t-elle les autres sens à se développer ?).
Les pinces optiques sont des outils de saisie, de toucher...
Et le pince oreille ?

On a même tenté de les mettre en musique, la plus noble forme d'expression de l'H(h)omme, les pinces...
mais la pince à timbres ne sert qu'à classer des petits rectangles de papier coloré et ne capte ni son ni voix (une pince tout juste bonne à être insérée dans une prise électrique) et le pince-notes ne donne pas l'oreille absolue.
Et le clavecin, avec son clavier adapté aux délicates mimines, avec ses touches destinées à recevoir le tapotement de doigts malingres, serait un instrument à cordes pincées ? Ce serait en avoir une bien haute opinion... le clavecin, comme son cousin le pianoforte n'est qu'un instrument à percussions...

Rien n'arrête la surenchère de pinces. Songez à la pince à escargot. Animal arraché à sa coquille et remis dans une autre, prise au hasard parmi des centaines ou des milliers. Voilà que l'homme fait de l'escargot un Bernard-l'ermite ? Et par dessus-le-marché, le dote de pinces, l'escargot ? Pourquoi faire ? Pour qu'il cueille et ciselle lui-même le persil dont il sera assaisonné ? Et la pince-crocodile ? Autre chimère. N'est-il pas assez effrayant le saurien pour le munir en surplus de pinces ? Si la gueule du crocodile ne suffit pas à noyer le zébu, aidons-le avec des pinces ? Le crocodile a-t-il comme le homard et Félicie du poil aux pattes ? Est-il philatéliste ? Porte-t-il des cravates à pois ? Alors pourquoi la pince-crocodile ? Anti-Darwinisme ? Volonté prométhéenne de toute-Puissance ?

L'homme est un loup pour l'homme et un dragon pour le reste de l'univers... il n'est pas à prendre avec des pincettes. Sa pire invention ? La pince à crabe. Pour les lui manger, au crabe, ses pinces, se repaitre de sa chair, au crabe, là où elle est la meilleure, dans ses pinces, au crabe. Pour les lui briser, au crabe, ses pinces. Créature par nature jalouse, l'h(H)omme, ce qu'il ne peut avoir, il le détruit.

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