jeudi 29 avril 2021

Grains (4/6)

Mais le salaire et les tâches ménagères et leur répartition ne constituent que la partie émergée de l’iceberg qui condamne à couler le Titanic de l’égalité hommes-femmes. D’autres fossés plus profonds encore séparent malheureusement les sexes. Ils sont plus difficiles et plus longs à combler. Nécessitent davantage de gravats. D’autres résistances sont plus tenaces. Exigent un surplus d’ardeur pour les réduire à néant.

En premier lieu, le physique et l’apparence. L’apparence, là est un vrai problème. Le dimorphisme sexuel. Tant que l’on pourra sans doute aucun et d’un seul coup d’œil discriminer l’homme de la femme et la femme de l’homme, l’égalité femâle restera une douce illusion.


Oh, elle a pleuré, beaucoup pleuré, ma beauté, ma si fragile beauté, avant d’accepter d’abandonner sa toison moutonnant jusque sur l’encolure. De se défaire, de se détacher, de se séparer de ses magnifiques boucles brunes... mais avions-nous le choix ? Malgré tous mes efforts, malgré toutes mes plaisanteries et tous mes jeux de mots tirés par les cheveux, ceux-ci ne poussaient pas assez vite. Il m’aurait fallu des années et des années pour égaliser ses longueurs. Devions-nous attendre et patienter ? Remettre à plus tard et aux calendriers grecs nos rêves d’égalité ? Laisser le soin à une prochaine génération, la suivante ou celle d’après, de franchir le pas décisif ? Nous nous sommes tondus l’un l’autre. Et nous nous repassons l’un l’autre, hebdomadairement, le sabot 7 mm.

Oui, elle a pleuré, versé de chaudes larmes tendrement salées... Que d’eau, que d’eau... avec laquelle elle aurait pu arroser sa barbe fleurie (elle aime les pivoines et les renoncules) si nous avions eu les moyens de lui payer un traitement à base de testostérone pour la faire pousser. Et j’ai beaucoup pleuré moi aussi la première fois que je me suis épilé à la cire - résultat plus propre et surtout beaucoup plus durable qu’avec un simple rasage - le menton et les joues et la lèvre supérieure. Je m’habitue peu à peu aux brûlures de la bougie et à cette impression d’arrachage de la peau du visage. Ça l’a fait rire de me voir souffrir ainsi, elle se moque, me traite de chochotte... elle a le beau rôle maintenant que ses jambes se recouvrent de duvet.


Nous faisons aussi depuis peu armoire et tiroirs communs, piochant au hasard le matin pour nous habiller dans les vêtements mélangés, en vrac. Sans nous soucier du rayon dans lesquels ils ont été achetés. Mes bermudas font à ma bonne amie de larges et confortables corsaires. La mini-jupe n’a jamais aussi bien porté son nom depuis que j’en porte.

Car là est le noeud gordien de l’inégalité entre hommes et femmes. La corpulence. Le gabarit. 90 % des hommes pèsent plus lourd que la moyenne des femmes. C’est statistique. Et je mesure un mètre quatre-vingt. Contre un mètre soixante pour ma moitié qui en la matière n’en vaut pas autant. Voilà une différence de taille. Qui ne peut être gommée facilement. Pas en un tournemain.

Je me rappelle avoir vu dans ma jeunesse un documentaire télévisé sur la chirurgie permettant de prendre de la hauteur. Documentaire qui m’a énormément marqué. Tellement traumatisé que je ne suis pas certain de ne pas l’avoir imaginé. Les images ressurgissent encore parfois la nuit, dans mon sommeil. Comme si elles n’avaient jamais appartenu qu’au monde paradoxal. Tibias et péronés sciés et maintenus écartés de quelques millimètres par un système de tiges de métal plantées dans les os à travers les chairs et formant une sorte d’exosquelette. Jusqu’à ce que la fracture se colmate, se résorbe et que l’intervalle entre les sections osseuses soit rempli. Et l’on recommence autant de fois que nécessaire pour gagner les centimètres espérés... Ma dulcinée a de bien trop belles gambettes (malgré une pilosité développée) pour que j’accepte d’y laisser volontairement de vilaines cicatrices... sa beauté est ma faiblesse.

J’envisage au contraire de me faire rétrécir pour ne plus la toiser, ma petite chérie, ne plus la regarder de haut. Qu’on me retire un tronçon de fémur, de tibia-péroné et une ou deux vertèbres. Et, pour toutes proportions garder, un bout d’humérus et une poignée de métacarpes, de tarses ou de métatarses... on attendra un peu, pour me retirer des phalanges, que j’ai fini d’écrire Grains et surtout Japy - ce dernier perdait tout son sens si je ne pouvais plus taper à la machine.

Aucun commentaire: