lundi 14 janvier 2019

Chevillardise

La visite à l'expo


L’amateur d’art et de peinture en particulier est plus prévisible que le retour du premier janvier tous les trois cent soixante cinq jours et quart, plus prévisible que la panne de réveil du dimanche matin, plus prévisible que la séparation du bon grain de l’ivresse. L’amateur éclairé, qui ne se contente pas d’aller au musée deux trois fois l’an visiter les collections permanentes, mais pousse son vice jusque dans les plus obscures contrées, à la poursuite de grandes rétrospectives et d’accrochages inédits, est plus prévisible encore - on peut lire ses intentions comme dans un catalogue d’exposition ouvert.



Entendrais-je une protestation ? Un désaccord ? Que me permet de juger ainsi mes contemporains ? Clichés et préjugés que cette moutonnerie, ce suivisme que je dénonce ? Me jugerais-je au-dessus de mes semblables ?

Faites vous-même l’expérience… Imprimez donc un questionnaire et distribuez-le à la sortie, par exemple, de l’exposition « Henri-Edmond Cross, peindre le bonheur » (Musée des Impressionnismes, Giverny, Museum Barberini, Potsdam). Profitez-en pour dilapider la ramette –  que vous gardez précieusement dans le tiroir du bas de votre bureau en attendant l’inspiration – de feuilles blanches auxquelles vous destiniez les phrases interminables et les jeux de mot désolants de ce sixième  (serait-ce déjà le septième ? seulement le cinquième ?) et impubliable (tout comme les précédents) roman qui vous rapprocherait un peu plus du statut si convoité de génie incompris. Vous n’aurez de toute façon pas de sitôt le courage de vous mettre à l’écrire, ce roman...

Comme dans les sondages inutiles de fin de journal télévisé, nulle surprise à attendre des réponses des visiteurs. Invariablement, sans originalité aucune, avec, certes, plus ou moins de lyrisme, les Crossiverbistes vous raconteront qu’ils sont venus se faire des toiles, qu’ils sont venus voir / regarder / admirer (rayer les mentions inutiles) les œuvres de ce Delacroix qui avait pris pseudonyme pour ne pas être eugêné par la trop grande notoriété d’un homonyme prédécesseur, qu’ils ont découvert un artiste trop souvent sous-estimé, qu’ils ont particulièrement été séduits par le tableau intitulé « Les Îles d’Or » où le Maître touche à l’Abstrait (le fascicule distribué à l’entrée insiste sur l’importance dudit tableau) et qu’ils ont ressenti un grand apaisement, presque du Bonheur (c'est bien cela qu'il s'agissait de peindre), devant les tableaux où s’étalent, harmonieux, baignés de lumière du Sud, de splendides paysages méditerranéens – ah, cette eau… oh, ce sable… et ces rochers !!! et ces arbres exubérants…



Pas moi ! Ah ça, non, pas moi... je ne mange pas de ce pin parasol là ! Je suis un visiteur d’un tout autre acabit, d’une toute autre espèce. Je ne me satisfais pas de ce dont on me gave, je ne tète pas le sein qu’on me tend sans y regarder à deux fois. Quand le sage désigne la lune, je ne tourne pas la tête vers les cieux, je me concentre sur le doigt, j’inspecte ses ongles – ni sales ni rongés – je grimace devant les poils disgracieux des phalanges et je souris devant les tâches d’encre laissées sur la peau par l’écriture d’un traité que s’arracheront les amateurs d’ésotérisme bon marché.

Je ne suis pas là, comme tous ses lecteurs de Beaux-Arts ou de Connaissance des Arts, pour scruter loupe en main les touches de pigment pur de ce cher Edmond… très peu pour moi. Ce qui m’attire ici est d’une ampleur toute autre. Si j’aime les expositions, si je les cours, si je suis venu visiter cette exposition, si je paye – cher – mon billet d’entrée, c’est pour les cloisons, pour les murs intérieurs fraîchement repeints auxquels sont suspendues les œuvres. Je parcoure, enthousiaste, ému, excité, les  différents espaces de l’exposition, mon nuancier Dulux Valentine à la main. J’applaudis des deux mains (peut-on applaudir d’une seule ?) le choix du Rouge de Falun profond pour la salle consacrée aux œuvres de jeunesse. Je reste stupéfait, cois, devant l’audace de ce Bleu grand Klein mat pour les premières toiles néo-impressionniste... qui, à la réflexion, s’impose comme une évidence. Je ne suis pas d’emblée convaincu mais me laisse séduire par le Vert Aile-de-Mouche choisi pour sa dernière période, sa période cacochyme. Et ce Jaune Ras-el-Hanout clair ! Et ce Fuchsia pastel satiné ! Que de merveilles….

Et si je prends tout le recul permis par l’exiguïté des salles, ce n’est pas pour admirer la hardiesse des compositions de Cross ou la richesse et l’originalité de sa palette, c'est, au contraire, pour adopter une vue d’ensemble sur les cimaises, large panorama unicolore où les tableaux ne constituent plus pour mon plaisir qu’une petite gêne dont je peux m'accommoder, comparable à celle de tâches de vin sur une nappe blanche. Je n’aime rien tant que ces immenses monochromes sur plâtre ou sur aggloméré. Tant qu’à m’abreuver de couleur pure, autant que ce soit par pan de mur entier et non par petites gorgées – je ne suis pas un Bergotte de Delft.

Après les vues d’ensemble, je ne suis pas repu, loin de là. Je m’attaque aux détails, aux finitions. J’utilise la lumière douce des spots censés éclairer les œuvres pour admirer la perfection avec laquelle le rouleau a été passé sur les cloisons, sans laisser la moindre trace - parfaite lissitude des aplats. Un œil fermé, à quatre pattes sur le parquet, je colle ma tête contre les murs, à 15 cm du sol pour constater que les véritables artistes exposés dans ces salles – et des artistes bien vivants, eux, qui ne devraient pas avoir à attendre la posthumilité pour se faire des noms – ont fait preuve d’une technique exemplaire pour ne jamais déborder sur les plinthes. Et, dès que le gardien, ce garant de l’académisme grégaire, a le dos tourné, je soulève les cadres pour relever les dégâts... C’est en effet la pire conséquence de cette accumulation d’huiles et de dessins et d’aquarelles : ils laissent sur les murs, avec le temps qui passe, due aux différences de luminosité et d’exposition à la poussière, une trace rectangulaire de leur passage et rompent l’uniformité des teintes. L’artisan, avec une facilité déconcertante, avait touché à l’essentiel, à l’essence de la peinture. Cette évidence ne peut rester longtemps inviolée.

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