Mes incommensurables aptitudes pianistiques se sont révélées très jeune. J’avais huit ans, je m’en souviens - nostalgie, quand tu nous tiens - comme si c’était hier, quand je me suis retrouvé pour la première fois devant un piano - ce n’était qu’un piano droit, aucune arrivée d’eau.
Une soirée interminable chez des amis de mes parents. Nous avions été invités, ma mère, mon père, mon petit - au sens de jeune - frère et moi, à dîner - ou pour le dîner, allez savoir. Le repas et les discussions entre adultes s’éternisaient. Je partis, armé de mon seul courage - on n’a peur de rien quand on a huit ans - et suivi de mon cadet, explorer cet appartement que je ne connaissais pas et découvris, au détour du couloir, une pièce qui servait de bibliothèque - je m’employais depuis six années déjà à faire avancer à pas de géant la littérature ; mes innombrables textes de jeunesse, semés comme autant de petits cailloux sur le chemin d’une œuvre colossale, ont, au plus grand désarroi de mes fans, disparu il y a fort longtemps - et dans laquelle se dressait ce que je pris tout d’abord pour un étrange meuble vertical. Celui-ci était pourvu, à environ 80 cm du sol, d’une rangée de rectangles ivoire et ébène - afin d’enrichir mon vocabulaire, j’utilisais, à cet âge, systématiquement les mots ivoire à la place de blanc et ébène à la place de noir, comme, entre autres exemples, j’utilisais systématiquement les mots nef pour bateau ou zizi pour pénis - à laquelle un tabouret me permit d’accéder.
Instinct du surdoué, à peine plus d’un quart d’heure me fut nécessaire pour appréhender seul le fonctionnement de cette drôle de machine : il suffisait de poser un doigt (j’ai également essayé avec les orteils, avec les fesses - l’humour enfantin est souvent scatologique - et avec la tête - c’est, empiriquement du moins, moins pratique) sur l’un de ces rectangles, blanc ou noir - j’ai depuis pris l’habitude d’appeler ces rectangles « touches », par analogie avec la peinture : je joue des notes comme je joue des couleurs avec mon pinceau - et de le presser (nul besoin d’y mettre trop de force) pour que le piano émette un son. Plus prodigieux encore, le son émis n’était pas toujours le même : il changeait avec les touches...
Il ne me fallut que trente à quarante minutes de plus - personne donc ne nous surveillait, mon frère et moi, durant ce repas ? - pour imaginer que je pouvais presser plusieurs touches à la fois, en utilisant non un doigt mais plusieurs. Le son semblait alors plus riche, plus beau, plus émouvant. Le métaphorique (et un peu cul-cul) feu de la passion venait de s’allumer en mon cœur enfantin. Il ne devait jamais s’éteindre.
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