jeudi 2 avril 2020

Un Texte de Maurice Confiné (3)

Où, ailleurs que sur les banquettes du métro, pourrais-je, pour me tenir au courant des dernières tendances, des derniers sons à la mode, coller mon oreille tout contre l’oreille d’une adolescente et saisir des bribes de ce que diffusent ses écouteurs ?
Qu’on ne se méprenne pas, je suis parfaitement conscient que ce type comportement est intrusif et on ne peut plus désagréable... personne n’aime les indiscrets, je le sais bien... il n’est rien de plus méprisable que d’écouter aux portes - fussent-elles des pavillons - on me l’a appris... n’étant pas un indélicat, j’ai mis sur pied un stratagème pour que les jeunes femmes dont j’épie la musique ne se sentent pas espionnées : pendant ma prise de son, je glisse une main sous leur jupe. Ça ne rate jamais, elles se méprennent sur mes intentions et oublient le dérangement  procuré par le chatouillement de mon lobe contre leur lobe.

Où, ailleurs que sur une banquette de métro arrêté pour régulation dans un tunnel entre deux stations, sans aucune perspective de fuite, pourrais-je accepter de m’infliger une interprétation de l’Ode à la Joie de ce bon vieux Ludwig van à l’accordéon et au violon tzigane sur fond de boite à rythme bas de gamme...
...et d’en ressortir profondément ému, totalement tourneboulé, l’estomac noué, les tympans percés, incapable de retenir mes larmes et doutant de mon envie de vivre plus longtemps - comment l’avenir pourrait-il renfermer quoi que ce soit d’aussi fort que ces trois minutes avec les Filles de l’Élysée ?

Où, ailleurs que sur la banquette du dernier métro, aurais-je la patience d’attendre qu’un vieux poivrot ait fini de vomir pour entendre la suite de son couplet raciste et sexiste ?

Le métro est le repaire des véritables artistes. De ceux qui n’ont que faire du bon goût bourgeois et ne se soucient pas des études de marché. Qui se sacrifient à leur art et refusent de rentrer dans le cadre imposé par la télévision et dans le format radio.
Le musicien du métro ne s’achète pas les instruments les plus chers. Il privilégie les instruments les moins populaires, usés de préférence, les instruments qui sonnent mal, ceux qui sont grincent et sifflent, ceux qui blessent l’oreille. Le vrai musicien sait que de la contrainte naît le plus pur des arts.
Le chanteur de métro sait bien que, pour construire une belle chanson, seules la fluidité, le rime et poésie comptent. Tout le reste n’est que secondaire. J’ai tellement d’exemples en tête qu’un seul suffira. Une image vaut mille mots comme disait l’autre - mais ça n’a pas grand chose à voir.
Je me souviens comme d’une révélation de cette femme entre deux âges trainant de wagon en wagon une enceinte fatiguée sur un diable brinquebalant. Sur une bande instrumentale méconnaissable, elle s’évertuait à redonner du sens et du son aux chansons les plus fades du répertoire français : les chansons play-backées par des Michel.
Les Michel (Fugain, Delpech, Jonasz... complétez vous même la liste) sont la lie de la chanson française, il n’en est pas un pour rattraper l’autre. Il devrait être interdit de faire carrière de chanteur en s’appelant Michel - le prénom est heureusement passé de mode, l’avenir musical s’annonce un peu plus radieux. Quand vint le tour de Michel Dassin (le pire de la bande) je m’attendais à tout, y compris au meilleur. Et ce fut sublime. 
Dire qu’il suffisait de modifier quelques syllabes, deux trois seulement, pour que la beauté naisse du néant : et si tout n’existât pas, dis moi porquoi j’existéras. Admirez la création de la rime interne, à l’hémistiche, au prix (fort raisonnable) d’une (très pardonnable) faute de conjugaison. Admirez ce recours inattendu (et, certes, incorrect) à l’imparfait du subjonctif pour construire une très belle assonance en a. Admirez ce pourquoi subtilement transformé en porquoi pour éviter qu’une assonance en ou ne vienne gâcher celle en a. Admirez enfin ce tu banal chez le fils de Jules qui devient ici un tout universel... ou comment d’une bluette mièvre faire une déchirante interrogation métaphysique.
Quel directeur artistique de maison de disques aurait accepté tant de risques syntaxiques ? L’art officiel n’admet que la tiédeur...



Et quand les musiciens du métro finissent leur petit concert et font le tour des usagers, un gobelet en plastique ou une boite de conserve rouillée à la main, c’est avec un véritable pincement au cœur que je refuse de leur donner les pièces et billets que j’ai en poche : hors de question de faire d’eux des vendus. Leur talent vaut bien plus que de l’argent.




Versailles, fin mars - début avril 2020,
deuxième et troisième semaines de confinement

Aucun commentaire: