Les Chaînons de Karinthy
Nos soirées entre amis - c’était du temps où j’avais encore des amis, avant que je ne m’isole complètement pour m’adonner au jeu - étaient régulièrement le théâtre de débats passionnés, à propos de tout et de rien. Ce soir-là, le sujet était un peu plus sérieux qu’à l’accoutumée, les échanges plus intenses. Il s’agissait de décider si le monde avance, évolue, progresse dans une direction précise ou si l’univers n’est qu’un éternel recommencement.
Il y a pourtant un fait qu’on ne peut ignorer, avançai-je au milieu de la discussion, comment l’exprimer d’une façon nouvelle ?, disons-le ainsi : la Terre n’a jamais paru aussi ridiculement petite qu’aujourd’hui. La rapidité de nos moyens de transport, la quasi-instantanéité de nos moyens de communication l’ont fait rétrécir - de manière relative, bien entendu - dans des proportions inimaginables il y a quelques années encore.
Ce n’est certes pas une idée neuve, loin de là, mais en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Quiconque dans le monde, si je le veux et s’il le veut, peut désormais, en quelques secondes à peine, savoir ce que je pense ou fais et ce que je désire ou ce que j’aimerais faire. Et, en quelques heures tout au plus, je pourrais me rendre n’importe où dans le monde.
Ça semble presque magique. Ça ressemble vraiment à de la magie. La science, la technologie et la magie se confondent presque parfaitement. Nous vivons au pays des merveilles. Ni plus ni moins. Abracadabra. Mais... car il y a un mais... ce monde magique est finalement ultra décevant : il est minuscule, bien plus petit que le monde réel n’a jamais été.
Chesterton - écrivain anglais du début du XXème siècle dont je ne connaissais pas le nom avant de recréer ce texte de Frigyes Karinthy à partir de sa traduction anglaise par un certain Adam Makkai mais sur lequel, si je me fie à sa fiche Wikipedia, je ferais bien de me pencher - n’imaginait pas l’Univers autrement que ramassé, intime, resserré et trouvait proprement stupide de dépeindre le Cosmos comme un objet vraiment immense. Je pense que cette idée est résolument moderne. Cependant, alors que Chesterton rejetait le progrès technique, il fut finalement bien forcé d’admettre que le monde féérique qu’il appelait de ses vœux ne pourrait naître que de la révolution scientifique à laquelle il s’opposait de manière véhémente.
Rien ne dure, tout passe, tout se renouvelle. Il en a toujours été ainsi. La seule différence est que le rythme de ce renouvellement connaît aujourd’hui une accélération inouïe à la fois dans l’espace et dans le temps. Ce qui jadis constituait des pans entiers de l’histoire du monde se joue à présent en quelques mois, voire en quelque semaines.
Je me répète - et j’ai horreur de me répéter - en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Ces quelques éléments de réflexion, à quelle conclusion aboutissent-ils ?
Cette conclusion, je la connais. Je le sais, oui, j’en suis sûr... mais je n’arrive pourtant pas à mettre le doigt dessus. Il me semble que j’oublie la solution au fur et à mesure que je m’en approche, que j’en doute dès que je parviens à la formuler. Comme si j’étais trop proche de la Vérité. De la même manière qu’une boussole se détraque et que son aiguille se met à tourner en rond à proximité du Pôle Nord, nos croyances ne sont plus aussi fermes quand on s’approche trop près de Dieu.
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