vendredi 19 février 2021

Les Chaînons de Karinthy (2)

À partir de cette discussion - et pour détendre l’atmosphère - l’un de nous proposa une sorte d’expérience visant à prouver que les humains sont à présent plus proches les uns les autres qu’ils ne l’ont jamais été. Nous devions sélectionner n’importe qui parmi les 7 ou 8 - combien sommes-nous à présent ? j’ai perdu le compte - milliards d’habitants de cette planète. N’importe qui. N’importe où. Notre ami paria avec nous qu’il ne lui faudrait pas plus de cinq intermédiaires - chaque intermédiaire étant une connaissance de l’intermédiaire précédent - pour contacter l’individu désigné, en utilisant rien d’autre que cette espèce de réseau de connaissances personnelles. Par exemple : « Tiens, tu connais Mr. X.Y., demande-lui s’il te plaît de contacter Mr. Q.W. qu’il connaît... et ainsi de suite... »

Ce jeu (le jeu) nous enthousiasma immédiatement.
Comment contacterais-tu Peter Handke ? - auteur pour lequel j’ai une immense admiration.

Allons bon, Peter Handke, rien de plus simple. Et il parvint à une solution en moins de deux. Peter Handke fut lauréat du Prix Nobel de Littérature l’an dernier. Il est donc lié au roi Charles de Suède puisque, selon la coutume, c’est ce dernier qui lui a remis le prix. On se doute que le roi de Suède a dû rencontrer le président Macron au cours d’un quelconque sommet entre chefs d’état européens. Et, comme vous le savez, j’ai fait partie du cabinet Macron lorsqu’il était ministre de l’économie du gouvernement Valls II... -  l’initiateur du jeu était un ancien haut fonctionnaire de l’administration publique.
Tout ce dont nous avions eu besoin pour ce premier essai fut trois chaînons sur les cinq autorisés. Ce ne fut qu’une demi-surprise. Il nous semblait en effet assez évident qu’il est toujours plus simple de trouver quelqu’un qui connaît une célébrité ou un personnage public plutôt qu’un anonyme, une personne lambda.

Je proposai alors un problème plus difficile : trouver une chaîne de contacts me liant à un des ouvriers ayant participé à la fabrication de l’iPad sur lequel je recrée ce texte. Et le problème fut résolu. En cinq chaînons. L’ouvrier - chinois, forcément, les iPad sont made in China - travaille sous la direction d’un contremaître - ou quel que soit son titre. Ce dernier ne pourrait se maintenir à ce poste à responsabilités s’il ne connaissait le dirigeant local du Parti Communiste Chinois qui, lui-même, doit bien avoir rencontré Xi Jiping, président de la République Populaire de Chine et Premier Secrétaire du Parti lors d’une de leurs grand-messes. Quant à Xi Jiping, il a rencontré Macron pour lequel notre ami ici présent a travaillé...

Le jeu se poursuivit ainsi une bonne partie de la nuit. Notre ami avait absolument raison. Personne dans notre petit groupe n’eut besoin de plus de cinq maillons pour atteindre par la méthode «  de connaissance de connaissance » n’importe quel habitant de la Terre.
Ceci nous amena à une autre question : y eut-il un moment dans l’histoire de l’humanité où ce fut impossible ? Jules César, par exemple, était certainement l’homme le plus puissant de son époque. Pourtant s’il avait eu en tête de joindre un prêtre maya ou aztèque (je garde volontairement l’anachronisme du texte original : les Aztèques n’ont en aucun cas été contemporains de la République Romaine, celle-ci les précède de quelques douze siècles), il n’aurait jamais pu réussir. Ni en cinq étapes, ni en trois cents ou ni en trois millions. Les Européens à cette époque en savaient moins sur les Américains que nous n’en savons sur Mars et les Martiens.

Il existe donc une force à l’œuvre, un processus réciproque de contraction et d’expansion. Une chose fusionne, s’effondre, se replie sur elle-même tandis qu’une autre, simultanément, grandit et déborde. Comment est-il possible que cette croissance matérielle puisse avoir débuté par l’étincelle qui brillait, il y a quelques millions d’années dans la masse des nerfs d’un hominidé primitif ? Et comment peut-on concevoir que cette croissance continue ait la faculté de réduire le monde à trois fois rien ?
Doit-on en déduire que les idées triomphent de la matière ? Que l’esprit soit plus puissant que le corps ? Que la vie ait une signification qui survive à la vie elle-même ? Que le bien survive au mal comme la vie survit à la mort ? Et que Dieu, après tout, soit plus puissant que le Diable ?

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