samedi 1 mai 2021

Grains (6/6)

Non, nous n’avons pas renoncé à la fourchette. J’en ai des frissons et des sueurs froides dans le dos et ailleurs rien que d’y penser... renoncer à la fourchette... et pourquoi pas, tant qu’on y est, nous passer aussi de coton-tiges ? Non, nous ne sommes pas arrivés à de telles extrémités, rassure-toi, inquiet lecteur. Car j’ai trouvé une solution. Une solution pour que nous mangions la même chose exactement, en même exacte quantité, elle, ma reine, ma sublime, et moi, son servant, sa pâle ombre, sans pour autant nous passer de ce noble instrument qu’est la fourchette.

Et tu l’as devinée, cette solution, ma solution, perspicace lecteur. Le titre de ce texte te l’a soufflée, cette solution. Ces grains du titre ne sont ni de sable ni de beauté. Et si moi-même j’ai un grain, un sacré grain même - elle me l’a encore redit, répété, ce matin, ma plus chère lectrice, en lisant Grains, que j’ai un grain... et même un sacré grain a-t-elle ajouté - ce n’est pas de cela dont il est ici question, pas uniquement de cela en tout cas.


Allons-y, parlons du riz... ça fait plusieurs pages que tu attends de savoir où nous mène ce texte, persévérant lecteur... n’abusons pas de ta patience. Je sens déjà chez toi une certaine lassitude.


Le riz, donc, est le plus parfait des aliments. Le seul adapté au couple moderne où la femme et l’homme et l’homme et la femme sont sur le même pied d’estale. Non seulement, il se mange, le riz, à la fourchette - j’insiste - ou, tout du moins, il peut se manger à la fourchette, mais, surtout, il permet, le riz, une égalité nutritive totale, précellente (mot trouvé dans mon dictionnaire de synonymes) entre les conjoints convives. Égalité à la fois en masse et (note, vigilant lecteur, que j’ai souligné le « et ») en nombre. En masse totale. Et en nombre de grains. Comment rêver mieux ? Nous ne mangeons plus que du riz.

Les petits pois aussi, me diras-tu, tatillon lecteur, on peut les compter et les peser. Les petits pois aussi permettent d’atteindre la parfaite répartition en assiettées ou en bolées strictement identiques (car le riz, souvent, nous nous le servons dans des bols, mon amlmour et moi) t’apprêtes-tu à rétorquer. Certes non. Deux grains de riz issus du même paquet diffèrent infiniment moins l’un de l’autre que deux petits pois fraîchement écossés de la même gousse. Ce n’est pas moi mais Mendel, Gregor de son prénom, l’inventeur (au sens de découvreur) de la génétique, qui l’affirme. C’est ce qu’on appelle un argument d’autorité... tu ne peux donc rien répondre, caquettement rabattu lecteur. Il était, de plus, moine catholique, le Gregor : même Dieu est avec moi sur ce coup. Et, s’il est besoin d’ajouter quoi que ce soit encore, les petits pois, ma gourmandine, elle n’aime pas ça. Encore moins en boîte avec des carottes. En conséquence, seul le riz nous permet une excellente indistinction.

Je t’en prie, agaçant lecteur, ne reviens pas à la charge. Ne viens pas me parler de pois chiches, de lentilles corail (écrit-on lentilles corails ? dit-on lentilles coraux ?) ou du puits, de maïs ou de semoule... ou de quoi que tu imagines puisse se consommer en grains... car je ne pourrai alors pas t’opposer les goûts et les couleurs de ma lumineuse compagne (elle aime particulièrement les pois chiches) et je me trouverai gêné, empêché dans la poursuite de mon texte irizé...


J’y pense - peut-être deviens-je paranoïaque à force d’être mon principal lecteur - ne serait-ce pas ton but inavoué, ton objectif caché, ta volonté secrète, traître lecteur, de saborder saboter ce texte ? Ce texte à deux doigts (l’index et le majeur), tu le pressens, de prendre un virage que tu n’apprécies guère. Ce texte, tu le redoutes, proche d’emprunter le chemin de Pinces dont tu ne gardes pas un bon souvenir. Proche de se transformer en simple liste vaguement humoristique des différents types de riz, rond, arborio, carnaroli, thaï, basmati, à sushis, complet, zizanie des marais (qui n’est pas un riz stricto sensu), etc. et de leurs avantages et inconvénients. Proche de se gonfler de pages et de pages de fausse logique pas si subtile, d’aligner les sophismes pas aussi habiles que MLM ne l’escompte et de situations au comique finalement limité...

N’as-tu pas envie que je te raconte que nous ne préparons ni riz au lait ni risotto ni riz gluant ni aucune recette dans laquelle les grains de riz s’agglomèrent à la cuisson, parce qu’il devient alors impossible ou presque de les compter, les grains de riz, et de les répartir égalitairement, les grains de riz ? Et que nous ne servons plus que des plats de riz, seulement cuit à l’eau, à la créole, pas pilaf, sans accompagnement carné ou piscicolé ou léguminé, ni en cantonnais ni en salade niçoise, ni en paella ni en poule au riz (pourtant mon plat favori, préféré) car le riz colle inexorablement à tout ce qui l’accompagne et que je passe mon temps à rechercher les grains manquants du décompte final ?

N’as-tu pas envie que je te raconte comment je compte les grains avant cuisson, pour que leur nombre soit non seulement pair mais aussi divisible par 3, 4, 5, 6... des fois que nous en laissions 20 ou 30 ou 33,33333333 ou 40 % sur le bord de l’assiette par manque d’appétit... et que je te confirme que je recompte les grains après cuisson et que systématiquement il m’en manque, des grains de riz, et que je les cherche partout, ces grains manquants, dans le fond de la casserole, dans la passoire dans laquelle je les ai égouttés, les grains, sous la passoire dans laquelle je les ai égouttés, les grains, car il arrive toujours que quelques grains passent à travers les trous de la passoire dans laquelle je les ai égouttés, les grains, que je les cherche dans l’évier et jusque dans le siphon... mais qu’il en manque toujours et que je suis obligé d’en faire recuire, des grains, quelques grains, pour rétablir mon compte... mais qu’à nouveau, le plus souvent, j’en perds encore, des grains... et qu’il m’arrive, parfois, quand je suis pressé, vraiment pressé, de tricher et de couper en deux quelques grains pour rétablir le compte et le partage équitable et que j’ai l’impression alors de couper les cheveux en quatre...

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