(Non relu - donc possiblement plus illisible encore qu’à l’accoutumée)
Je ne peux fréquenter deux librairies. Il me faut choisir. C’est ainsi, ne me demandez pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi. J’ai une librairie. Une seule. Une seconde ne peut être qu’une roue de secours. J’achète tous mes livres au même endroit, pas à deux. J’ai fait mon choix à Limoges. Entre Anecdotes. Et Page et Plume. J’ai choisi la seconde. C’est définitif. Je ne reviendrai pas sur ce choix. Sauf si je décide d’en changer plus tard.
Ce n’est pas parce que Page et Plume est plus loin de chez moi, de mon appartement, que ne l’est Anecdotes, que j’ai choisi cette première. Ce n’est pas parce Page et Plume est tout en haut de Limoges, sur la place de la Motte alors qu’Anecdotes est à mi-pente. Ce n’est pas parce que mon beau-frère a travaillé (plusieurs fois, il me semble) chez Page et Plume et non chez Anecdotes. Ce n’est pas parce que les employées sont plus jeunes et plus jolies - même si ç’eut été un excellent critère de choix - chez Page et Plume que chez Anecdotes : je crois que ce n’est même pas le cas. Non, la raison c’est que le rayon Poésie est plus étendu chez Page et Plume, beaucoup plus étendu et mis davantage en évidence, pas dans un recoin, caché presque honteux… même s’il faut se mettre sur la pointe des pieds, avoir des capacités en escalade pour atteindre les étagères du haut, dans le rayon Poésie de Page et Plume. J’ai acheté en poche Les Campagnes Hallucinées et Les Villes Tentaculaires - je crois que c’est un recueil qui a traumatisé, au lycée, l’adolescent qu’était mon père - d’Émile Verhaeren - le traducteur automatique me propose Verhoeven - il était dans l’étagère du bas, joie du classement alphabétique.
Ce n’était pas l’Émile que je cherchais en allant chez Page et Plume ce samedi aprèm. Le Verhaeren - il y avait un collège Verhaeren à Saint Cloud, je passais à pied devant quand je me rendais chez un des mes élèves de cours particulier, il y a sept ans ou quelque chose du genre - je l’ai pris au vol, en fouillant dans le rayon Poésie, sans idée préconçue. Ce que je cherchais en priorité chez Page et Plume, c’était Londres. Le nouveau Céline. Guerre, paru en début d’année, n’était pas ce qui était annoncé. Ce n’était pas un roman perdu et retrouvé du Ferdinand. C’était un brouillon. Un brouillon passionnant, que tout admirateur devait avoir lu. Un brouillon tout de même. Avec les défauts d’un brouillon. Londres ne sera rien de plus, je le sais. Il me le faut malgré tout. Je ne l’achète pas le jour de sa parution comme je l’ai fait pour Guerre, j’ai attendu deux jours - il faut savoir se modérer.
Et je veux aussi la nouvelle traduction - c’est à la mode dirait-on les nouvelles traductions - des Raisins de la Colère de Steinbeck. J’ai vu quelque part qu’il y avait une nouvelle traduction de Steinbeck. Sur Instagram, une publicité. Ou sur la newsletter - je ne sais plus quand ni pourquoi je me suis abonné à la newsletter de Gallimard. À paraître le même jour que Londres. J’ai vu lu ça, il y a deux trois quatre jours à peine, c’était cette semaine. C’est tout frais dans mon esprit. Mais je doute dans les rayons de Page et Plume. Je me demande si je n’ai pas rêvé cette nouvelle traduction. Ou si la date n’était pas ultérieure. Je doute parce que je ne le trouve pas le Steinbeck. Je cherche sur les étagères, sur les tables où sont mis en évidences les nouveautés et les coups de coeur des vendeurs - alors que tout le monde sait que les libraires n’ont pas le temps de lire ; les disquaires au contraire ont tout loisir d’écouter des disques pendant le boulot, voilà pourquoi disquaire est un métier plus plaisant que celui de libraire - et je ne trouve pas les Raisins.
Je ne demande pas aux employés présents entre les rayons, qui circulent ou sont assis devant un ordinateur, prêts à prendre commande auprès des clients. Je n’aime pas demander. Je ne le fais qu’en cas d’extrême urgence. Comme pour les Lance-Flammes, la suite des Sept Fous de Roberto Arlt - je ne sais toujours pas comment ça se prononce, ce patronyme de quatre lettres - qu’il me fallait vite, vite, vite… et que je n’ai toujours pas ouvert après une semaine, j’ai déjà tant à lire. Je n’aime pas demander. Et dans ces cas, encore moins. Car les Raisins de la Colère, j’en ai un peu honte, allez comprendre. L’impression d’un livre qui n’est plus de mon âge. Je ne relirai probablement jamais Des Souris et des Hommes, lecture trop adolescente dans le souvenir que je m’en fais. Les Raisins me semble plus adulte mais c’est quelque chose qui ne devrait plus me concerner. Je pourrais l’acheter et passer à la caisse l’air de rien, un peu comme si j’achetais un magazine porno en tentant de garder l’air le plus naturel possible mais je ne me sens pas capable de réclamer la nouvelle traduction des Raisins de la Colère comme je me sais incapable d’entrer dans un kiosque pour demander le dernier Penthouse ou le dernier Hot Video. Aucun rapport, je le sais. Il ne faut chercher une logique là-dedans. Je renonce à Johnny, tant pis.
Je passe à la caisse. Voulez-vous le ticket ? Juste celui de carte bleue. Pas besoin de l’autre, merci. Je sors. Je m’apprête à arracher, déchirer, chiffonner, mettre à la poubelle le bandeau, l’horrible bandeau rouge Céline Inédit. Mais j’arrête mon geste. Stupeur. Je me sens stupide. Idiot. Crétin. Atrocement con. J’ai entre les mains Guerre. Et non Londres. Je l’ai pris machinalement, sans faire attention. La faute certainement au bandeau rouge. Tellement visible, on ne peut lui échapper. Je n’ai pas lu le titre du bouquin. Je retourne chez Page et Plume. Ils ne font aucune absolument aucune difficulté pour l’échange. La caissière ne m’a pas oublié, non, j’étais devant elle il y’a trois minutes à peine. Elle dissimule mal son étonnement. J’ai honte. Elle a pitié. Je le sens je le sais.
Il va falloir que je change de librairie.
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