jeudi 13 juin 2019

TOC (4)

Bonheur ne dure qu'un temps. Nulle joie, nulle paix n'est perpétuelle, n'en déplaise à Manu Punkant dont j'ai étudié un texte traitant du sujet, au lycée Kléber.
Avant-goût de la Chute, le désastre s'est produit au début de mon année de Terminale : à l'occasion d'une très légère, d'une minime, d'une infinitésimale modification de son tracé - modification qui, par ailleurs, ne concernait en rien la portion pourtant conséquente de ligne que j'empruntais pour me rendre au lycée Kléber - la ligne 23 fut rebaptisée ou, plutôt, pour être plus précis et plus méticuleusement exact, fut renumérotée ligne 6...

J'ai longtemps, longuement cherché, en vain, sans parvenir à trancher, à qui à quoi attribuer l'origine de ce drame qui, à ma grande surprise, ne produisit que peu de remous - aucune manifestation, aucune pétition, aucune grève de la faim, pas même un éditorial assassin dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, à peine quelques voitures brûlées (je suis un peu pyromane) qui passèrent inaperçues parmi les autres carcasses carbonisées de Strasbourg. Pourquoi ?

Pour rétablir l'équilibre ? Si j'optais systématiquement et exclusivement pour la ligne 23 en raison de son seul numéro, je suppose que je n'étais pas le seul à me comporter ainsi, que je n'étais pas un cas isolé : d'autres, de nombreux, la grande majorité des usagers devaient, comme moi, emprunter la ligne 23 au détriment de toutes les autres. Ces autres lignes, boudées, désertées - j'imagine, c'est fort possible, fort probable, que les bus des autres lignes étaient souvent, constamment, désespérément vides - il fallait agir pour que la balance ne penche pas trop, pour redistribuer plus équitablement les flux de personnes dans les transports en commun.

Ou alors, quelqu'un s'était bâti un TOC opposé au mien - c'est quelque chose que je peux concevoir même si je ne peux pas le comprendre - un système - assez stupide, à mon humble avis - où le 6 aurait tous les honneurs et le 23 serait voué aux gémonies. Et cette personne, après de multiples manigances, par d'ignobles entourloupes et de vils et inavouables stratagèmes, était parvenue à se hisser jusqu'au poste lui permettant d'imposer sa honteuse manie, son cauchemar chiffré à toutes et à tous, à tous les usagers et à toutes les usagères des bus municipaux, sans se soucier de leur bien-être : la direction du service de numérologie de la Compagnie des Transports Strasbourgeois.

Ou alors, le 23 s'est de lui-même transformé en 6 par multiplication automatique de ses chiffres (2 et 3) considérés comme des nombres. Destruction, combustion spontanée, auto-dissolution. Nulle beauté n'est éternelle. Nul n'échappe au fanage.

Pendant ce temps, simultanément, évidemment, heureusement, en compensation, la ligne 30 s'était elle aussi vue attribuer un nouveau numéro... Elle était devenue 17 ou 31 ou 53 ou, au pire, 7 ou 11... Non, bien sûr que non... dans ce récit, tout ne s'arrange pas par enchantement, d'un claquement de doigts, d'un clic droit sur la souris de l'ordinateur...
Le bus 30 était resté 30 (aujourd'hui encore !). Inertie de la médiocrité, on a beau frotter et frotter, la laideur ne s'efface pas si aisément, elle s'accroche, s'incruste, s'installe, rien ni personne ne peut la déloger, la faire disparaître... Aucune contrepartie à la disparition du 23, seul le souvenir joyeux d'une époque révolue...

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