dimanche 16 juin 2019

TOC (7)

J'ai gagné de nombreuses manches, de nombreuses parties de mon jeu : il y avait toujours un matheux boutonneux de classe prépa au lycée Kléber pour demander l'arrêt à Dordogne... pauvre victime inconsciente de ma science tactique, adversaire défait par mon savoir-faire stratégique, symbole vivant de ma domination mentale.

Abandonnant peu à peu ma feinte posture de dédain, d'indifférence vis-à-vis du bouton Arrêt Demandé, j'y jetai des coups d'œil de plus en plus appuyés... je me mis à défier du regard les autres occupants du bus 30, mes compagnons d'infortune. Je montrai mon inflexibilité, mon endurance, mon opiniâtreté. Je m'imaginai que mes concurrents avaient compris mon manège et qu'eux aussi désormais jouaient réellement, qu'eux non plus ne voulaient pas appuyer sur le bouton Arrêt Demandé... mais finissaient par s'y résoudre,  finissaient par jeter l'éponge et reconnaître ma victoire. Que les regards de défi amusés qu'ils me rendaient n'étaient pas qu'une réponse à mes propres provocations zyeutées mais bien la partie visible d'un bras de fer psychologique à qui n'appuiera pas sur le bouton Arrêt Demandé


Février. Ou mars. J'ai préféré effacer la date de ma mémoire. Probablement le 2 ou le 4 ou le 6 ou le 22 ou le 26. Un de ces jours où tout ne peut aller que de travers, partir à vau-l'eau... Après des semaines de victoires consécutives, de triomphes absolus, incontestables et incontestés...

Nous nous toisons du regard, la dizaine d'habitués à descendre à Dordogne dont je fais partie. Jamais un mot échangé entre nous pendant ces semaines de compétition à laquelle je suis le seul à prendre part, seulement des regards croisés comme on croise le fer. L'arrêt Dordogne approche. Le bus maudit approche de l'arrêt Dordogne. Le dernier arrêt avant Dordogne est passé. Personne ne bouge. Les mains, les doigts se crispent, tous, nous nous jaugeons du regard, tous nous évitons de regarder le bouton Arrêt Demandé. Personne ne fait un geste vers le bouton Arrêt Demandé. Tout ceci n'est que dans mon esprit, bien entendu, je suis le seul à jouer... Dernier feu vert, dernier moment possible pour appuyer sur le bouton, dernier espoir de victoire. Pourquoi personne n'appuie ? je suis le seul concurrent, je suis le seul à avoir une bonne raison de ne pas appuyer... C'est dans ma tête que tous les autres semblent retarder le moment d'appuyer sur le bouton Arrêt Demandé, c'est une simple impression, une image que je me construit à partir de rien. L'arrêt est là, à trente mètres, vingt mètres, quinze mètres, dix mètres, cinq mètres... L'arrêt est passé, le bus n'a pas marqué l'arrêt. J'ai perdu... Une dizaine de transportés, les habitués de Dordogne, éclatent de rire, applaudissent... tout ce beau monde descendra à l'arrêt suivant.

Est-il pire châtiment que de perdre à mon propre jeu, jeu auquel j'étais seul à jouer ? Pouvais-je imaginer pire humiliation ? Je dus supporter non seulement la punition mais aussi la honte et le remords de ne pas avoir suivi mes propres règles...
J'ai appris, compris, assimilé la leçon : je ne forçai plus jamais ma nature, ne fis plus jamais entorse à ma manie, à mon TOC...

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