La mort dans l'âme, j'ai fait mon choix. Le 30. Parce que le 30 est de meilleure (disons plutôt de moins mauvaise) constitution que le 6 dans mon système, qu'il s'adapte un peu moins mal à mon TOC... et (surtout) parce que, dans le 6, résidaient encore la blessure et le déchirement imposés par la perte prématurée du 23, si pur, si léger, si gracile (je n'ai pas fait mon deuil)...
Le 30, sur son parcours, n'emprunte pas la rue Boecklin, c'est sa seule divergence avec le 23 devenu 6 (j'en saigne encore, à chaque évocation de cette tragédie, la plaie s'ouvre de nouveau) entre Papeterie et Dordogne : il longe les quais de l'Ill et y dessert la Cité-Dortoir Universitaire : je me suis retrouvé chaque matin dans un véhicule bondé d'étudiantes et d'étudiants.
Les spécimens mâles avaient les cheveux aussi gras que leur rire et portaient comme parfum celui de leurs aisselles. Ils installaient leurs conversations décousues faites de récits de soirées alcoolisées et de techniques de drague soi-disant infaillibles directement dans mes oreilles, après s'être installés (à ce qu'il me semblait volontairement) de part et d'autre de ma personne, comme si ma présence entre eux leur permettait de garder une distance nécessaire de sécurité. Les spécimens femelles étaient pires encore. Muettes, elles venaient (à ce qu'il me semblait volontairement... du moins j'espérais que c'était volontaire) coller leur débordante poitrine ou leurs fermes fessiers contre mon corps qui n'en demandait pas tant et me jetaient des regards haineux quand je risquais un coup d'œil dans leur décolleté ou quand je me mettais à chantonner Morning Glory.
Interminables, insupportables voyages dans ce bus trop rempli, dans cette chaleur de sauna, dans cette atmosphère de chaussettes sales...
Horreur, panique, mal-être... suffocation, sueurs froides, fourmillements... pas une fois je n'ai réussi à dénombrer les occupants du bus. Relégué, confiné, écrasé dans le fond du bus, je n'avais jamais la vue d'ensemble nécessaire à mon décompte. Aucun nombre pour contrebalancer l'horrible 30 que l'avant du bus affichait sur son front... Avec un peu de chance (aurait-ce vraiment été de la chance ? je ne crois ni au hasard ni aux coïncidences), nous étions 83 ou 75... ou 37 paires de XY pour 53 paires de XX...
Impossible de savoir ou même de deviner... juste espérer, s'illusionner...
Il me fallait pour survivre une échappatoire, un moyen d'oublier mon tourment.
J'ai alors fait ce que je fais dans ce cas, j'ai fait en sorte d'être le meilleur. Que pas un (ni une) ne me surpasse. Je suis entré en compétition. Contre tous les autres usagers du bus. Sans les avertir. Tout le monde n'en a pas l'esprit, celui de compétition, certains auraient pu ne pas jouer le jeu. C'est une chose que je fais souvent, de jouer contre les gens sans les prévenir. Ou de les prévenir une fois que j'ai gagné. Manger et finir son plat avant les autres... Monter les escaliers plus rapidement... S'endormir le premier... Le quotidien est une source inépuisable de petites victoires.
Dans le bus, les règles du jeu étaient simples. Il n'y en avait d'ailleurs qu'une seule, de règle. Je n'appuierai pas sur le bouton Arrêt Demandé. J'ai toujours détesté appuyer le bouton Arrêt Demandé. Le bouton Arrêt Demandé, je l'ai toujours considéré comme l'objet le plus répugnant et le plus immonde qui ait été créé. Je dois même admettre que le bouton Arrêt Demandé m'effraie un peu. Pas qu'un peu. C'est une phobie. J'ai essayé de me raisonner. Plus d'une fois, j'ai essayé. Rien n'y a fait. Me demander d'appuyer sur le bouton Arrêt Demandé, c'est me demander l'impossible, c'est me demander d'abandonner toutes mes craintes, tous mes tabous, me demander d'abandonner tout ce qui fait ma personnalité... Le jeu me permettait donc de joindre l'utile à l'agréable...
Ne pas demander l'arrêt. Surtout pas, en aucun cas, à Dordogne. Et pourtant chaque jour, sans avoir appuyé sur le bouton, sans avoir rien demandé à personne, à qui que ce soit, je devrais descendre à Dordogne, victorieux et fier, triomphateur de la faiblesse psychologique d'un autre occupant de la boîte à sardines numéro 30...
Le 30, sur son parcours, n'emprunte pas la rue Boecklin, c'est sa seule divergence avec le 23 devenu 6 (j'en saigne encore, à chaque évocation de cette tragédie, la plaie s'ouvre de nouveau) entre Papeterie et Dordogne : il longe les quais de l'Ill et y dessert la Cité-Dortoir Universitaire : je me suis retrouvé chaque matin dans un véhicule bondé d'étudiantes et d'étudiants.
Les spécimens mâles avaient les cheveux aussi gras que leur rire et portaient comme parfum celui de leurs aisselles. Ils installaient leurs conversations décousues faites de récits de soirées alcoolisées et de techniques de drague soi-disant infaillibles directement dans mes oreilles, après s'être installés (à ce qu'il me semblait volontairement) de part et d'autre de ma personne, comme si ma présence entre eux leur permettait de garder une distance nécessaire de sécurité. Les spécimens femelles étaient pires encore. Muettes, elles venaient (à ce qu'il me semblait volontairement... du moins j'espérais que c'était volontaire) coller leur débordante poitrine ou leurs fermes fessiers contre mon corps qui n'en demandait pas tant et me jetaient des regards haineux quand je risquais un coup d'œil dans leur décolleté ou quand je me mettais à chantonner Morning Glory.
Interminables, insupportables voyages dans ce bus trop rempli, dans cette chaleur de sauna, dans cette atmosphère de chaussettes sales...
Horreur, panique, mal-être... suffocation, sueurs froides, fourmillements... pas une fois je n'ai réussi à dénombrer les occupants du bus. Relégué, confiné, écrasé dans le fond du bus, je n'avais jamais la vue d'ensemble nécessaire à mon décompte. Aucun nombre pour contrebalancer l'horrible 30 que l'avant du bus affichait sur son front... Avec un peu de chance (aurait-ce vraiment été de la chance ? je ne crois ni au hasard ni aux coïncidences), nous étions 83 ou 75... ou 37 paires de XY pour 53 paires de XX...
Impossible de savoir ou même de deviner... juste espérer, s'illusionner...
Il me fallait pour survivre une échappatoire, un moyen d'oublier mon tourment.
J'ai alors fait ce que je fais dans ce cas, j'ai fait en sorte d'être le meilleur. Que pas un (ni une) ne me surpasse. Je suis entré en compétition. Contre tous les autres usagers du bus. Sans les avertir. Tout le monde n'en a pas l'esprit, celui de compétition, certains auraient pu ne pas jouer le jeu. C'est une chose que je fais souvent, de jouer contre les gens sans les prévenir. Ou de les prévenir une fois que j'ai gagné. Manger et finir son plat avant les autres... Monter les escaliers plus rapidement... S'endormir le premier... Le quotidien est une source inépuisable de petites victoires.
Dans le bus, les règles du jeu étaient simples. Il n'y en avait d'ailleurs qu'une seule, de règle. Je n'appuierai pas sur le bouton Arrêt Demandé. J'ai toujours détesté appuyer le bouton Arrêt Demandé. Le bouton Arrêt Demandé, je l'ai toujours considéré comme l'objet le plus répugnant et le plus immonde qui ait été créé. Je dois même admettre que le bouton Arrêt Demandé m'effraie un peu. Pas qu'un peu. C'est une phobie. J'ai essayé de me raisonner. Plus d'une fois, j'ai essayé. Rien n'y a fait. Me demander d'appuyer sur le bouton Arrêt Demandé, c'est me demander l'impossible, c'est me demander d'abandonner toutes mes craintes, tous mes tabous, me demander d'abandonner tout ce qui fait ma personnalité... Le jeu me permettait donc de joindre l'utile à l'agréable...
Ne pas demander l'arrêt. Surtout pas, en aucun cas, à Dordogne. Et pourtant chaque jour, sans avoir appuyé sur le bouton, sans avoir rien demandé à personne, à qui que ce soit, je devrais descendre à Dordogne, victorieux et fier, triomphateur de la faiblesse psychologique d'un autre occupant de la boîte à sardines numéro 30...
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