vendredi 12 juillet 2019

La Montre (2.11)

J'improvise une dernière répétition pour me donner du courage et n'oublier aucune des questions, aucun des reproches que, chemin faisant, j'ai préparés, formulés, verbalisés à l'attention de l'horloger.

le vendeur, pas le réparateur -
je dois être capable de ne m'adresser
qu'à une seule des deux facettes de l'horloger ;
mon bla-bla, calibré
pour un seul interlocuteur,
perdrait grandement de son efficacité,
de sa force, de sa puissance
opposé à deux adversaires -
ni le fabriquant

Ma logorrhée est parfaitement au point, impeccablement ciselée. Aux envolées lyriques succède le terre-à-terre, l'anodin se mêle au grave, les plaisanteries côtoient le sérieux, le tout en un réseau de pièges, de sous-entendus et de non-dits que j'espère inextricable.

Toute intervention orale de qualité étant avant tout affaire de rythme, j'utilise pour cette répétition, en guise métronome, le déclic du mécanisme d'un stylo à bille rétractable, à la recherche de la parfaite scansion. L'outil, ce stylo muni d'un bouton poussoir qui permet de faire sortir ou rentrer la bille, n'est cependant néanmoins malheureusement pas le plus adapté pour ma générale. En effet, la bille, selon qu'elle descende ou qu'elle monte à l'intérieur de son cylindre de plastique, émet des sons tout à fait dissemblables, de sorte que le clic-clic auquel je m'attendais n'affiche pas la régularité escomptée - j'ai la désagréable et perturbante et déconcertante et troublante et déroutante impression d'être confronté à un authentique tic-tac.

Très vite, la très nette différence de sonorité entre l'aptitude et l'inaptitude à écrire du stylo me permet de connaître à l'oreille uniquement, sans avoir à regarder en direction de mon pouce, la position de la bille et du bouton poussoir. Les yeux fermés, fasciné

tic (ou tac)
la bille vient de descendre
le ressort du mécanisme est comprimé
tac (ou tic)
la bille est remontée
le ressort du mécanisme est détendu

par cette expérience de synesthésie,

sensation entièrement nouvelle pour moi -
il faut vraiment que je me procure
un peu de LSD

je perds le fil de ma répétition... je profite... je jouis d'un trop rare instant de confusion, d'apesanteur...



Le retour sur terre après un temps que je suis bien incapable de déterminer

il s'agira de ne pas
renouveler cette erreur
trop souvent

prend la forme d'un raclement de gorge dans lequel je crois deviner à la fois étonnement et désapprobation. L'horloger,

le vendeur ou le réparateur,
je ne sais plus,
je suis un peu perdu, confus, ailleurs,
pas totalement redescendu,
encore en plein trip

inexpressif, morne

entendez convenable

derrière son comptoir, me fait face.

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