vendredi 15 novembre 2019

Nouvelle Chevillardise (2/2)

Non, pas moi. Certainement pas moi. Je ne me mêle pas, moi, à cet accord majeur.


Dès que les lumières de la fosse s'éteignent, avant même que les vedettes du jour déboulent sur scène et que les premières notes pleines de distorsion du récital électrisé déraisonnent la foule surexcitée des spectateurs, je sors par la grande porte, montrant le plus ostensiblement possible ma complète indifférence, mon total mépris pour ce qui va suivre. Et je m'en vais déambuler des heures et des heures par les boulevards, incapable de lever la tête et de regarder autre chose que mes pieds (ce qu'on appelle du shoegazing ou du shoegaze) qui se mêlent alternativement aux reflets des réverbères sur l'asphalte, jusqu'à ce que je parvienne à reprendre mes esprits.

Ce ne sont pas les idoles bodybluesées qui me chamboulent, me tourneboulent, me bouleversent de la sorte ; ainsi que je l'ai dit, je pars avant même que les amplis ne se mettent à cracher leur infernal boucan. Le groupe, les chansons, les roulements du batteur, les soli du gratteux, les hululements et les raclements de gorge du braillard au microphone, l'ambiance de la salle, les vibrations de la foule, le jeu de lumières, la mise en scène du show, tout cela m'importe bien peu. Je ne suis pas là pour me saouler, ni de bière ni de son.

Moi, si je suis venu, c'est pour le véritable spectacle, le plus beau, le plus subtil, le plus authentique, celui qui se passe entre les différents sets. Sans me lasser, en fin connaisseur, je me délecte du travail des techniciens, des roadies comme on les appelle dans le milieu, qui entre les passages de deux groupes, installent et rangent le matériel et procèdent aux multiples vérifications nécessaires pour que le concert puisse avoir lieu sans souci.

Il faut les voir, sur les planches, les techniciens, les bras chargés, se frôler, se côtoyer, s'éviter, se rencontrer, se contourner, se croiser. Jamais ils ne se gênent  les uns les autres. Malgré la difficulté de la tâche, malgré le peu de temps alloué pour leur oeuvre, malgré l'exigüité des lieux, ils se déplacent sans jamais se couper la route, ils vont et viennent en tous sens sans se percuter. La chorégraphie est bien huilée, les trajectoires sont inventives : c'est un ballet saisissant, inoubliable pour qui sait y prêter attention.
Et encore, s'ils ne faisaient, sur cette scène, que se mouvoir comme autant de petits rats... Mais non, ils ne s'en contentent pas... pour rendre leur performance plus époustouflante encore, ils en augmentent la difficulté et s'encombrent d'engins dignes de la GRS.
Il faut les voir avec leurs câbles... comme ils les branchent, les débranchent, les rebranchent... des câbles de raideurs, d'épaisseurs, de longueurs, de couleurs, d'utilisations différentes... comme ils les déroulent, les réenroulent, les déploient, se les lancent les uns aux autres... comme les câbles semblent voler, s'envoler, atterrissent toujours à l'endroit souhaité, sans jamais se mêler. S'ils portaient mieux le justaucorps à paillettes, les roadies à coup sûr seraient champions olympiques, spécialité ruban.
Et comme si ce n'était pas encore assez, ils en appellent à d'autres domaines artistiques... ces morceaux d'adhésifs qu'ils sèment et collent partout... pour fixer, repérer, informer... avec des scotchs de différentes couleurs... des morceaux de tailles variées, déposés à droite, à gauche, en haut, en bas tandis qu'ils arpentent la scène... c'est digne de Mondrian préparant une nouvelle toile avec ses bandes de couleur...

Et, enfin, surtout, mon moment préféré. Celui qui a coup sûr m'arrache des larmes et des cris et des bravos (devrait-on dire des bravi ?) et des hourra et des bis... les test-son. Les musiciens feraient bien de plus souvent jeter une oreille à la musique de leurs techniciens.

Le batteur qui s'échine à imprimer la pulsation de son groupe n'arrivera jamais à la tribalité de son technicien qui, en quelques frappes sèches, isolées, violentes, accorde les fûts. Le chanteur qui pendant deux heures hurlera toute sa rage, toute sa frustration (le rock est la musique de la révolte et de la colère), a t'il conscience que le technicien qui a vérifié son micro a réussi, lui, avec ses onomatopées et ses monosyllabes à exprimer (sans qu'il y ait besoin d'y ajouter quoi que ce soit) toute la vanité et l'absurdité de notre société ?
Et a-t-on déjà vu un roadie se lancer dans un solo furieux et technique, pendant qu'il accorde les guitares ? Non, jamais. Il joue corde après corde, une seule à la fois. Doucement, lentement. C'est à chaque fois un éloge de la simplicité, un exemple d'anti virtuosité, c'est l'émotion de la musique à l'état pur, sans chichi ni démonstration... jusqu'à atteindre la note parfaite, la note exacte, la note juste... mi puis si puis sol puis puis la puis mi de nouveau... le reste n'est que superflu.

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