dimanche 16 février 2020

Le Piano de MLM (1)

Le Piano de MLM


Écrivain, je le suis. Connu et reconnu. Les doigts de la main gauche ne sont plus assez nombreux - excepté chez les polydactiles - pour compter les lecteurs qui ne vivent plus que dans l’attente fébrile de mes nouvelles nouvelles, des plus récents de mes récits ; je les fais patienter entre deux textes en publiant chaque jour un petit poème en prose, un calembour-pif ou un proverbe astucieusement détourné - cela suffit à leur bonheur.
Chaque texte que je leur abandonne est pour mes lecteurs une illumination. Chaque texte que je leur abandonne a, pour mes lecteurs, dans ce monde triste et superficiel dans lequel nous sommes tous, eux comme moi, condamnés à vivre ou survivre - on dirait du Balavoine - un trop rare goût de bonheur et de profondeur. Ils rient aux larmes de mes jeux de mots accidentels - mon génie comique est tel que je parviens à être drôle sans m’en rendre compte - ne réagissent pas à mes traits d’humour les plus recherchés - je suis souvent trop spirituel, mes pensées passent largement au-dessus de la tête de la plupart de mes semblables - et cherchent pendant des heures le sens de certaines de mes phrases - c’est (parfois) volontairement que j’ai amassé, enchaîné, entassé les subordonnées et négligé d’achever la proposition principale.
Mes textes sont si enivrants qu’ils ne les relisent pas, mes lecteurs : il s’agit, pour eux, de ne pas risquer de tomber dans une sorte de dépendance - ma littérature est une douce illusion qui peut rapidement se révéler addictive.

Je suis également un peintre admiré et célébré.
Ils sont quelques-uns ou plus - leur nombre est étrangement proche de celui de mes lecteurs - à se bousculer pour obtenir le droit - le privilège - de pouvoir s’user les yeux sur mes tableaux. Il faut les voir et les entendre, mes amateurs, pointer du doigt un détail, un minuscule élément de mes huiles ou de mes gouaches et commenter « tiens, ça, là, cet arbre (ce sont souvent mes arbres qui sont loués, il faut croire que je rends particulièrement justice à la beauté feuillue), ça, ça va, c’est pas trop mal réussi, ça » tout en évitant soigneusement d’évoquer les autres tâches de couleur dont j’ai recouvert le blanc des toiles de coton, achetées enduites et enchâssées, prêtes à l’usage : il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir, comme moi, embrasser d’un coup, sur toute chose, une vue d’ensemble.


Écrivain presque aussi illisible que je le désire. Peintre après-gardiste. Sportif accompli (comme les professionnels, je passe plus de temps à l’infirmerie que sur le terrain). Amant fougueux et passionné (je ne perds pas mon temps en préliminaires). Cordon bleu (industriel).
Forcément, avec autant de cordes à mon arbalète, j’attire les jalousies. Les moqueries. Les persifflages. On scrute mes faux pas. On attend avec gourmandise que je me rétame. Que je me loupe.

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