Je jouai peu - pas du tout à vrai dire - durant cette année entièrement consacrée à l’élaboration de mon système de notation. Une année complète de musique sacrifiée pour la musique.
À l’issue, trois jours entiers me furent nécessaires pour retrouver toute ma dextérité, pour que mes doigts retrouvent leurs totales et plus parfaites aisance et autonomie. Trois jours à m’imposer de nouveau des exercices purement techniques. Trois jours pour me reconstruire en tant que pianiste. Trois jours de sueur. Trois jours de larmes. Trois jours de sang.
Trois jours pour me rendre compte qu’en un an, j’avais oublié les quelques rares tics et facilités qui encombraient auparavant mon jeu : j’étais meilleur que jamais.
Trois jours durant lesquels je laissai une dernière opportunité aux autres compositeurs de par le monde de créer librement et sans pression, avant que ma concurrence ne soit déloyale.
Ces trois jours écoulés, plus rien ne s’opposait à ce que mes œuvres peu à peu s’intégralent et se complètent : ce n’était plus qu’une questions de temps, tout ne dépendrait plus que de la vitesse à laquelle j’allais abattre le bouleau.
Je composais sans arrêt, sans cesse, sans relâche. Sans effort également. Les idées affluaient, se bousculaient, se répondaient, s’entassaient... je m’empressais de me jouer ces bribes, tout juste écrites, de chefs-d’œuvre et de m’émerveiller de tant de beauté, de tant de profondeur, de tant de hardiesse, de tant... osons le dire, de tant de musique... et cette musique, à la fois intellectuelle et organique, à la fois légère et profonde, à la fois complexe et immédiate, m’inspirait, quand je me la jouais, des improvisations débridées qui l’enrichissaient, la nourrissaient, l’amenaient toujours plus loin sur le chemin de l’absolu, improvisations que je notais au fur et à mesure et qui, une fois couchées sur le parier accouchaient de nouvelles idées... le cercle vertueux était en roue libre.
Je poursuivis mes travaux sur un rythme infernal quatre ans durant avant de brusquement m’interrompre. J’avais vingt ans alors et ne pouvais me permettre de continuer ainsi. À cette allure, j’aurais achevé la musique à vingt sept ou vingt huit ans. Tout aurait été écrit. J’aurais tout écrit. Toutes les combinaisons mathématiquement possibles de notes, des plus beaux thèmes avec variations jusqu’à l’apparent grand n’importe quoi, je les aurais écrites, tout le reste n’aurait plus pu qu’être répétition.
Trop amoureux de la musique pour la mener ainsi à son terme, je renonçai à la composition et décidai que mes 17017 opus suffiraient à ma postérité. Un fascicule de 717 pages « La Notation Mauricique de la Musique pour les Nuls » rédigé par mes soins permettra à ceux qui auront la chance de se plonger dans les trois cahiers (A4 à petits carreaux, 96 pages) où mes morceaux sont recueillis de traduire en clefs, rondes, portées, doubles croches pointées et silences l’immense pan de musique qui y est compilé.
Pour ma part, je me consacre depuis presque exclusivement à la littérature et à la peinture - boulimique, je viens de plus d’entamer une carrière de photographe abstrait et j’envisage de me mettre sous peu à la sculpture - domaines que je ne risque pas d’assassiner de mon talent : il me faudrait un peu plus d’une vie pour achever ces deux arts. Sans cesser de pianoter dans mon coin pour ne pas perdre la main - ni l’autre d’ailleurs.
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