dimanche 31 mai 2020

En Retard (57)

Mes pensées se mélangent. Esprit embrumé. Je ne comprends pas comment tous ces gens, tous ces habitants de ma journée écoulée, ont pu tous se retrouver ainsi ici, dans ce bar, ce soir. Et comment, moi-même, je m’y retrouve. On ne m’a pas donné rendez-vous. On ne m’a pas indiqué d’adresse. Que fais-je ici ? Que font-ils ici ? Pourquoi suis-je ici ce soir ? Pourquoi sont-ils tous ici ce soir ?

M’a-t-on conditionné pour que je finisse ma journée ici ? Me l’a-t-on suggéré ? M’a-t-on fait un lavage de cerveau ? Vu tout ce que je viens de picoler, j’aurais préféré un lavage d’estomac...

Et ce gars là-bas, qui semble lutter contre le sommeil, qui est-ce ? Ne serait-ce pas le conducteur du métro ? Et celui-là, qui rit à gorge déployée - quelle expression laide - ne serait-ce pas le boucher, celui dont j’ai fait voler en éclats la vitrine ce matin pour m’amputer l’orteil ? Si même ceux que je n’ai pas vus aujourd’hui - je ne peux exclure cependant que, eux, ils m’ont vu - mais qui ont joué un rôle, un petit rôle, même indirect dans les quelques événements survenus depuis que je me suis levé ce matin, alors, il n’y a plus aucun doute... assurément, tout ceci est une farce, une bien mauvaise farce... on se paie ma tête, ma tronche, ma gueule... on se réjouit de mon retard... l’auteur de ce texte doit lui aussi se cacher quelque part, anonyme, parmi ces visages... et se marrer... se fendre la poire... je me ferais bien une petite poire, d’ailleurs... je le sens, qu’il est là... j’en suis sûr... certain... je me lève... pour le démasquer.

Je quitte mon tabouret haut, proche du comptoir auquel j’étais accoudé. Manque de me ramasser. Me stabilise tant bien que mal sur mes cannes. Fais deux pas. Tout tourne, tournoie et gyre. Les murs, le plafond. Les gens - flics, émeutiers, journalistes, manifestants, blogueurs, bouchers... - qui me regardent en riant. Moqueurs. Tous entrent dans la danse, la ronde. Autour de moi. Tournent ou semblent tourner autour de moi. Je ne tiens debout que par miracle. Grâce à l’espèce d’élan procuré par ma descente de chaise. Je parviens, par une sorte de chute en avant, à atteindre la porte, à m’agripper à la poignée, à l’ouvrir. Je m’effondre sur le trottoir. À quatre pattes. Dépose sur le bitume, en une large flaque, mon vin, rouge et blanc, mon gin, mon pastis, mon ouzo, mon whisky, ma téquila, mon mescal, mon bourbon, mon rhum, mon génépi, ma suze, mon kirsch... bref, je gerbe tout ce que je peux dégueuler...

Je relève la tête... un néon rougeâtre clignote le nom du bar. Quelques difficultés à déchiffrer - je ne suis pas en état pour m’adonner à la lecture... Le bar s’appelle Chez Gigi.

Comment ne me suis-je pas aperçu plus tôt que ma voisine manquait à l’appel parmi les clients du bar qui ont peuplé ma journée ?

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