Albert Merle, tout sauf un lève-tôt, n’avait jamais goûté à l’étrange chaleur de sa cuisine éclairée par le seul réverbère du trottoir d’en face, au dégradé de jaunes orangés et aux ombres inhabituelles qui en modifiaient les volumes et les objets. À l’ambiance vaguement inquiétante qui se dégageait de la pièce ainsi mise en lumière. L’atmosphère lui parut parfaitement adaptée à ce début de journée qui s’annonçait autre. Lui parut presque séduisante. La luminosité était suffisante pour un petit-déjeuner en solitaire. Le silence, vierge du ronron électrique du néon, lui aussi était différent. Apaisant.
Albert Merle déposa trois cuillères de café moulu dans le filtre, remplit au robinet le réservoir d’eau. Alluma la cafetière. Sortit les œufs du placard. Du lard, le beurre et du fromage râpé du réfrigérateur. Du vaisselier, une assiette et des couverts. Décrocha une des poêles suspendues à un clou planté dans le mur. La posa sur le plus large des feux de la gazinière, y déposa une trop grande quantité de beurre. Tourna le bouton libérant le propane et craqua une allumette.
Déclic. Quelque chose - le frottement de l’allumette contre le grattoir ? le surgissement de la flamme ? l’anticipation de la faible détonation du gaz qui s’enflamme ? - agit sur Albert Merle comme une gifle. Celle qu’on assène à l’évanoui pour le ramener parmi les conscients. D’un coup, il revit son rêve. En intégralité. En détails. Albert Merle se (re)vit mourir.
La manche gauche du peignoir qui pend trop près du brûleur. Les flammes qui montent le long du bras. Les mouvements désordonnés de pantin désarticulé pour se débarrasser du vêtement. Les objets qui volent alentour. Comme si une mini-tornade dévastait la cuisine. Le pied qui glisse. La bascule en arrière. La tête qui frappe lourdement le coin de la table. Le corps au sol dont s’échappent un filet de sang et le dernier souffle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire