vendredi 28 février 2020

Le Piano de MLM (10)

C’est vrai, il n’y a jamais eu de piano chez mes parents. Il n’y a pas de piano chez moi, c’est également vrai. Jamais chez moi, non, je n’ai eu de piano. De piano complet.
Ce serait mal comprendre mon talent musical, ce serait le sous-estimer, mon talent, le ramener à un talent (certes immense mais) relativement ordinaire que de croire qu’il a besoin, mon talent, d’un piano - d’un piano complet - pour s’épanouir.

Je ne peux m’empêcher de m’étonner de ces pianistes chevronnés, de ces soi-disant virtuoses, qui, dans leur pratique quotidienne, ont besoin d’un piano. Qui se sentent malheureux, démunis, s’ils n’ont à leur disposition, sous la main, si j’ose dire, cet encombrant - soyons réalistes, tout le monde ne peut accueillir chez soi ne serait-ce qu’un Cardekeu - instrument. De m’étonner qu’à force d’en jouer, de leur piano, ils ne sachent comment ça sonne, un piano. Qu’ils n’aient retenu quel son est associé à quelle touche et quelle touche est associée à quel son. Qu’ils éprouvent le besoin, pour s’entraîner, d’entendre effectivement la réponse sonore de leur piano.

Pour ma part, le contact, l’interaction de mes doigts avec la palette suffit amplement à faire résonner la musique dans ma tête. Appuyer sur une touche ivoire ou sur une touche ébène ou sur plusieurs touches, blanches ou noires, au choix, à la fois, suffit à produire dans mon esprit toute la matière sonore dont j’ai besoin. Les cordes - je ne suis ni violoneux ni gratteux - les pédales - je ne suis pas organeux - et le coffre en bois d’un piano me sont parfaitement inutiles. La musique, de mon point de vue, doit s’adresser à l’intelligence avant de s’adresser aux sens - l’ouïe, oui, y compris.
De toute ma carrière - je déteste ce mot, carrière, mais il faut parfois appeler un chat un chat - je n’ai possédé d’un piano que la palette. Je me l’étais confectionnée moi-même, cette palette, peu après cette fameuse soirée chez les amis de mes parents. Sur une longue planche de bois, j’avais patiemment gravé au ciseau à bois - j’ai appris les notions élémentaires de menuiserie très jeune, avec mon grand-père - une à une les touches d’un piano puis les avaient peintes à la gouache - plusieurs dizaines de tubes y sont passées, le bois boit énormément la peinture à l’eau - en noir et en blanc, les rainures en gris foncé. Cette palette, j’ai dû la scier en deux pour pouvoir la ramener discrètement chez mes parents et la cacher, sans qu’il la découvre, sous mon matelas.


Faire voyager mes doigts sur cette palette, que je possède toujours, bien qu’elle présente de nombreuses traces d’usure, en multiples aller-retours, m’a suffi à devenir le meilleur pianiste du monde...
J’ai même touché peu de pianos complets en trente ans.

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