Doté d’un bagage technique plus qu’impressionnant, je pus totalement me concentrer sur l’interprétation des œuvres que je souhaitais jouer, sur les émotions que je souhaitais faire passer en jouant. Et ces émotions, croyez-moi, étaient plutôt extrêmes. Je n’étais pas un de ces petits adolescents rebelles qui pense être le premier à découvrir que la vie, sortie de la petite enfance, c’est pas si facile. Derrière mon image lisse de premier de la classe à lunettes et appareil dentaire, je n’étais que destruction et volupté, j’étais les sept plaies d’Égypte et les trois Grâces, j’étais un punk à chien et un rat de l’opéra.
Chaque morceau auquel je m’attaquais devenait un morceau de bravoure. Jusqu’au-boutiste, je fis un euphémisme du mot interprétation. Mon aisance technique, ma rapidité d’exécution, mon sens inné du rythme m’autorisaient toutes les folies. Je me rappelle - exemples parmi tant d’autres - avoir joué (c’était un 22 septembre) le premier des 24 préludes op. 28 de Chopin dans une version extrêmement lente, presque immobile, de près de huit heures, dans laquelle je jouissais plus que de raison de chaque note et de chaque accord - c’était sublime, bien qu’un peu (avec le recul) onaniste (c’est un barbarisme). Dans la foulée, j’exécutai le troisième mouvement de la sonate La Tempête de Beethoven en dix-sept secondes. Du coup de vent qui avait donné le mal de mer à ce bon vieux Ludwig van, j’avais fait une tornade dévastatrice - j’en suis, quand j’y pense, encore tout secoué.
Je prenais de plus en plus de liberté, j’étais de moins en moins adepte du Urtext. Je n’hésitais plus à supprimer, à effacer les niaiseries, les répétitions inutiles et les passages superflus des compositions de mes plus illustres prédécesseurs. De Mozart, de la totalité de ses œuvres pour piano, je n’ai gardé qu’un accord, déposé négligemment sur ma palette, et ignoré tout le reste, totalement superflu.
Conscient néanmoins que la hardiesse de mes interprétations pourrait dérouter le mélomane le plus averti, qu’il pourrait, ce mélomane averti qui en vaut deux, dans mon jeu particulièrement osé, très en avance sur celui de mes contemporains, ne pas reconnaître ses œuvres favorites, je pris - c’était la veille de mes quinze ans - la décision d’aller au bout de ma démarche : quitte à ce qu’on ne puisse reconnaître les œuvres que je joue, autant que ces œuvres soient inédites. Autant que ces œuvres soient les miennes. Autant qu’elles soient, ces œuvres, de ma composition.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire