Je fus alors confronté à un problème a priori majeur : je ne savais ni lire ni écrire la musique. Je ne le sais toujours pas. J’ai depuis, sans m’inquiéter de leur sens, fait l’effort d’apprendre quelques mots - clef croche blanche ronde ostinato largo pentatonique contrepoint myxolydien - pour donner le change lors de futures interviews - les journalistes, s’il en reste quelques-uns d’ici là, en sauront probablement encore moins que moi sur le sujet - mais une partition s’apparente toujours pour moi à du Kuuk-thaayore - de longues recherches sur Internet m’ont été nécessaires pour trouver une langue que je ne parle pas, j’ai failli perdre le nord...
Tout ce que je jouais (et tout ce que je joue), je le jouais (et le joue encore) à l’oreille. Et toutes les œuvres que je jouais (et joue encore), je les savais (et les sais) par cœur - j’ai une mémoire que les éléphants m’envieraient s’ils étaient capables d’un sentiment aussi médiocrement humain que la jalousie.
Autodidacte, je le rappelle, fier de l’être, je ne me suis jamais encombré d’apprendre le solfège. J’ai appris à jouer. J’ai appris le piano dans ses moindres recoins. Je l’ai étudié touche après touche. Je l’ai apprivoisé. Je l’ai parcouru, visité et écouté jusqu’à ce qu’il n’ait plus aucun secret ni pour moi ni pour mes dix doigts. Jusqu’à ce qu’il devienne une extension de moi-même - voilà encore un beau cliché. Jusqu’à ne plus avoir besoin de réfléchir quand je veux jouer. Jusqu’à ce que jouer un morceau entendu me devienne aussi naturel que de répéter un dialogue entendu dans un film.
Je dus donc inventer un système de notation pour ma musique. Pas pour moi - je suis parfaitement capable de retenir tout ce que j’écris dans les moindres détails, sans erreur, à la virgule près ; même de mes toiles, je me rappelle chaque coup de brosse - mais pour mes futurs interprètes - qui n’auront probablement pas mes capacités.
Cela me prit un an exactement, 366 jours (ma seizième année fut bissextile) pour mettre au point ce système de notation. 366 jours d’un travail acharné qui m’occupait nuit et jour. Je négligeais mon travail scolaire (je faillis cette année là ne pas sauter de classe), mangeais peu, dormais moins encore. Obsédé, absorbé par mon labeur dont je mesurais au fur et à mesure l’exceptionnelle portée, j’en oubliais régulièrement de respirer. C’est à cette époque que je me découvris des prédispositions pour l’apnée. Je décidai de ne pas les développer. Les niaiseries du Grand Bleu étaient populaires parmi les jeunes de mon âge - je refusai de passer pour un suiveur de mode.
Encore une fois, mon travail porta ses fruits - quel genre d’arbre est le travail ? - le succès m’attendait au tournant - il n’y a qu’aux échecs que j’ai échoué à devenir un bon joueur : plutôt que de m’entraîner, je faisais des réussites en solitaire. Mon système de notation en effet est particulièrement performant : ma transcription pour piano des quatre mouvements (sans aucune coupure - ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manque) de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák (que j’aime les diacritiques étrangers) n’occupe qu’une feuille A6.
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