vendredi 31 juillet 2020

Albert Merle (5/8)

Albert Merle, secoué par ce nouveau visionnage, les yeux bien ouverts cette fois, de ce qui tenait à la fois du dessin animé, du film burlesque à la Buster Keaton et de la sombre prémonition, oublia son appétit naissant. Se dit qu’un peu de lumière blanche, crue, tranchante, ne serait finalement pas superflue. Une nouvelle fois, l’interrupteur lui parut hostile. D’où venait cette étrange crainte de l’électricité ? Mon cul... il pressa le bouton avec méfiance. Sur ses gardes. Prêt à encaisser la châtaigne. Le néon fit entendre son tintement de protestation. Une lumière blafarde inonda la cuisine. Le silence se fit plus familier, moins confortable mais plus rassurant. Tout ça pour ça... pauvre con...
Albert Merle rit de lui-même, s’assit à table. Tira du paquet de Benson & Hedges abandonné sur la nappe à carreaux une tige et son briquet. Un jour, il arrêterait de fumer. Le jour où... il ne manquait que la motivation. Il arrêterait de boire aussi. Il buvait trop. Pas trop, non, pas tellement. Trop souvent, peut-être. Sûrement. Et arrêterait de manger gras, salé, sucré. Et se remettrait au sport. Un marathon ? Ce serait un beau défi. Un semi plutôt, pour commencer. Et se trouverait un métier utile. Pour lequel il n’aurait pas l’impression de gâcher sa vie en vain. Apprendrait la guitare. Ou le piano. Ou les deux. Et la batterie. Homme-orchestre. Une grosse caisse dans le dos, une guitare dans les mains, un harmonica à la bouche. Cette image lui fit un bien fou. J’ai encore le sens de l’humour, tout n’est pas perdu.  Et son rêve de jeunesse, être écrivain ? il était encore trop jeune - il n’avait que 38 ans - pour avoir renoncé. Et peindre et dessiner. Pourquoi pas sculpter ?

jeudi 30 juillet 2020

Albert Merle (4/8)

Albert Merle, tout sauf un lève-tôt, n’avait jamais goûté à l’étrange chaleur de sa cuisine éclairée par le seul réverbère du trottoir d’en face, au dégradé de jaunes orangés et aux ombres inhabituelles qui en modifiaient les volumes et les objets. À l’ambiance vaguement inquiétante qui se dégageait de la pièce ainsi mise en lumière. L’atmosphère lui parut parfaitement adaptée à ce début de journée qui s’annonçait autre. Lui parut presque séduisante. La luminosité était suffisante pour un petit-déjeuner en solitaire. Le silence, vierge du ronron électrique du néon, lui aussi était différent. Apaisant.
Albert Merle déposa trois cuillères de café moulu dans le filtre, remplit au robinet le réservoir d’eau. Alluma la cafetière. Sortit les œufs du placard. Du lard, le beurre et du fromage râpé du réfrigérateur. Du vaisselier, une assiette et des couverts. Décrocha une des poêles suspendues à un clou planté dans le mur. La posa sur le plus large des feux de la gazinière, y déposa une trop grande quantité de beurre. Tourna le bouton libérant le propane et craqua une allumette.
Déclic. Quelque chose - le frottement de l’allumette contre le grattoir ? le surgissement de la flamme ? l’anticipation de la faible détonation du gaz qui s’enflamme ? - agit sur Albert Merle comme une gifle. Celle qu’on assène à l’évanoui pour le ramener parmi les conscients. D’un coup, il revit son rêve. En intégralité. En détails. Albert Merle se (re)vit mourir.
La manche gauche du peignoir qui pend trop près du brûleur. Les flammes qui montent le long du bras. Les mouvements désordonnés de pantin désarticulé pour se débarrasser du vêtement. Les objets qui volent alentour. Comme si une mini-tornade dévastait la cuisine. Le pied qui glisse. La bascule en arrière. La tête qui frappe lourdement le coin de la table. Le corps au sol dont s’échappent un filet de sang et le dernier souffle.

mercredi 29 juillet 2020

Albert Merle (3/8)

Albert Merle ne portait à cet instant rien d’autre que son caleçon de la veille. C’est ainsi qu’il avait dormi. Ainsi qu’il dormait toutes les nuits. Dans cette tenue. Quittant la chambre, il s’arrêta dans la salle d’eau - que ne donnerait-il pas pour une baignoire... - prendre le peignoir qu’il utilisait de plus en plus souvent comme une robe de chambre. Un réflexe déconcertant lui fit brusquement replier le bras gauche contre la poitrine quand il essaya de le passer dans la manche de tissu-éponge. Chair de poule, poils hérissés. Quoi encore ? Son agacement était désormais proche d’exploser en franche colère.
C’est dans ces moments-là, quand il se sentait à deux doigts de perdre le contrôle de ses nerfs, qu’il regrettait le plus de ne jamais avoir rejoint le petit groupe qui, tous les dimanche matins, s’adonne au tai-chi sur les pelouses du parc voisin. Le sentiment de calme, de sérénité qui se dégage de ces dix, douze personnes lors des lents enchaînements de postures de combat magnifiées lui faisait envie. Très envie. Le petit Asiatique sans âge qui mène le groupe sans un mot, semblant diriger les opérations uniquement par la pensée, l’intimidait. Apeuré par l’idée - qu’il savait absurde - d’être guidé par télépathie, impressionné par le charisme froid de ce gourou taiseux, Albert Merle n’avait jamais osé l’aborder pour prêter allégeance.
Il écarta les pieds à 90°, fléchit légèrement les genoux et avança en pas de côté tout en effectuant avec les bras des mouvements circulaires qui tenaient davantage de Franck Esposito ou de Pete Townsend que d’un quelconque art martial. Arrivé au bout du couloir, il se sentit ridicule, se redressa. Un large sourire lui déchirait le visage. Il avait retrouvé son calme, le résultat escompté. Il revint sur ses pas, ramassa le peignoir au sol et l’enfila. Celui-ci lui fit l’effet d’une de ces chemises sans col que devaient revêtir le dernier jour les condamnés à la décapitation. Il l’abandonna au sol et se dirigea vers la cuisine en sous-vêtements.

mardi 28 juillet 2020

Albert Merle (2/8)

Albert Merle consulta l’heure au réveil matin sur le chevet. Les chiffres rouges qui brillaient faiblement dans l’obscurité de la chambre lui confirmèrent qu’il était encore tôt. Très tôt. Trop tôt ? De toutes façons, je ne me rendormirai pas, haussement d’épaules. Il repoussa les draps moites, s’assit sur le bord du lit, posa les pieds au sol, Putain, qu’il fait froid, chercha de la pointe des pieds ses mules, les enfila dans le mauvais sens, pied droit dans le chausson gauche, pied gauche dans le chausson droit, corrigea son erreur en sifflant, ‘fait chier, se leva.
Quelque chose d’inexplicable, comme un pressentiment ou, davantage, comme une force impérieuse, lui interdit d’allumer la lumière. S’étonnant lui-même de tenir compte d’un tel avertissement, il renonça à presser l’interrupteur et traversa la chambre à tâtons, traînant les semelles sur le parquet, en direction, juste à droite de la porte, de la chaise qui lui servait de valet de chambre et sur laquelle, chaque soir, il déposait ses vêtements pour le lendemain.
Dans le noir, il évalua mal la distance, se cogna le genou contre le bois de la chaise. Putain, sa race. Douleur vive mais qui ne dure guère. Qui, sous peu, ne serait plus qu’un souvenir. Et dont le souvenir lui-même s’évanouirait bien vite. Cependant, au fur et à mesure que l’élancement dans la rotule s’éteignait, une confuse et désagréable sensation de déjà-vu montait en Albert Merle. Encore une belle journée de merde qui commence, enculé... Albert Merle était fermement résolu à parler moins vulgairement. À faire l’effort d’effacer les jurons de son vocabulaire courant. Plus tard, il ferait l’effort.

lundi 27 juillet 2020

Albert Merle (1/8)

Albert Merle

Un texte que son auteur n’aime pas
Et qu’il ne dédicacera donc pas à sa maman
À l’occasion de son anniversaire
L’intention tout de même y est - Bisous


Albert Merle se redressa brutalement. Tremblant. Trempé de sueur. Le souffle court.
Posant les mains tout autour de lui, dans de petits mouvements rapides, aléatoires, incontrôlés, nerveux, il fut surpris, sous ses doigts, de reconnaître ses draps rêches, son matelas creusé et son oreiller trop mou. Surpris de reconnaître son lit. D’être dans son lit. Et non allongé au pied du réfrigérateur. Soulagé, d’une certaine façon.
Quel horrible cauchemar. Il prit une profonde inspiration, expira lentement. Se passa la main sur le visage. Comme si cette main qu’il se passait sur le front, les yeux, la bouche et qu’il refermait sous le menton pouvait effacer de son esprit l’image de son corps étendu dans une flaque de sang. Albert Merle venait de rêver de sa propre mort.
Les détails de son rêve déjà se brouillaient, s’estompaient, les circonstances de cette mort imaginée par son inconscient commençaient à lui échapper - il aurait été bien incapable de raconter son rêve si on le lui avait demandé - la vision de son corps inerte sur le damier noir et blanc du sol de sa cuisine, elle, persistait. Un curieux doute lui imposa de s’assurer qu’il était vivant. Deux doigts sur la carotide, il vérifia son pouls.

dimanche 26 juillet 2020

En Retard (72)

Voici donc résolue l’affaire de la chemisette jaune... C’est maintenant que je découvre que cette chemisette que j’ai jetée à la baille dans un ancien numéro de En Retard était un polo. Je t’ai fait croire, cher lecteur, il y a bien longtemps, que je ne me rendrai jamais compte que cette absurde chemisette - pourquoi me serais-je acheté une chemisette ? je hais les chemisettes, encore plus si elles sont portées avec une cravate, presque autant que je hais les chaussures sans lacet - abandonnée au fleuve est un polo. Et tu m’as cru. Tu l’as accepté. Tu m’as regardé traverser Paris torse-poil puis vêtu d’un sac poubelle puis avec un gilet de sécurité fluo. Sans t’étonner. Tout ceci n’était destiné qu’à détourner ton attention de cette affaire de polo et de chemisette. Tout était prévu depuis le début. Je me suis joué de toi. J’ai bien ri. Content de t’avoir si bien manipulé.

Oui, j’ai bien ri... et, à présent, la nostalgie me rattrape. Maintenant que le principal suspens de ce « texte » - me rendrai-je compte que ma chemisette était en réalité un polo ? - est éventé, il ne me reste plus qu’à achever ce feuilleton. Le plus vite sera le mieux. Voilà, c’est (bientôt) fini.

samedi 25 juillet 2020

En Retard (71)

Monsieur Maurice, prénom Maurice... ça n’a pas dû être facile tous les jours à l’école, un nom pareil...
Ça n’a pas dû être facile pour vous non plus vu que vous avez fini flic...

Grand éclat de rire... il y a donc des policiers qui ont de l’humour.

Plus sérieusement, Mr. Maurice, vous êtes accusés de pollution séquanienne.
Pollution séquanienne ?
Séquanienne, c’est l’adjectif pour la Seine, le fleuve.
Non, ça, l’étymologie, ok, c’est l’accusation de pollution qui m’interpelle.
La Seine fait l’objet d’une surveillance particulière. Notre objectif, c’est le retour des baigneurs pour 2024. Tout doit être nickel chrome.
Le nickel et le chrome sont des polluants. Quand, comment, où suis-je accusé d’avoir pollué la Seine ? Si c’est pour la fois où j’ai pissé dedans du côté du plateau de Langres, il y a prescription, non ? Et ça compte pas, j’étais bourré au Gevrey Chambertin.

Nouvel éclat de rire... je n’aime pas les gens qui sont trop bon public, ils ne sont pas honnêtes. Je m’attends à tout moment à sentir un piège se refermer sur moi.

Mr. Maurice, nous avons repêché, ceci, hier soir, du côté du Bassin de l’Arsenal...

Il me présente une de ces poches de plastique qui servent à conserver les pièces à conviction. À l’intérieur de la poche, un polo jaune qui, visiblement, a pris un bain d’eau sale.