J’ai rencontré le Diable - je l’ai reconnu à ses chaussettes à pois en laine de bouc.
Il était 7 h 06,* il racolait, bonimentait et promotionnait à tours de bras au croisement des rayons conserves et lessives - je cherchais le café soluble et le sucre en morceaux, je n’étais donc pas au bon endroit - d’une supérette ouverte 24h/24, 7j/7, désespérant de trouver client pour la damnation éternelle.
Je vis dans cette apparition une belle occasion - de celles qui ne se présentent qu’une fois et qu’il vaut mieux ne pas laisser passer sous peine de s’en mordre éternellement les doigts - de devenir un écrivain talentueux. Voire un peintre génial. Voire un artiste complet, capable de briller dans tous les domaines : littérature, musique, dessin, sculpture, peinture, cinéma, photographie...
Et résolus donc de lui vendre mon âme - état : comme neuf / aucune trace d’usure ni même d’utilisation.
La négociation fut rude. Satanément dur en affaires, le bougre. Il refusa net de me payer en talents.
On déborde, en Enfer, d’écrivains, de peintres et de musiciens plus encore. Je n’en peux plus des gratteux, des braillards, des scribouillions et des barbouilleurs qui semblent presque prendre du plaisir - putains de masochistes - en mon royaume de torture perpétuelle. Saloperie d’artistes que toute douleur inspire. Qui se nourrissent du malheur pour produire, produire, produire... qui subliment les coups et les blessures et les humiliations en mélodies poignantes, en poèmes bouleversants, en images renversantes... L’Enfer n’a rien de romantique, merdre !
Ajoute à ça toutes ces femmes qui, à travers les âges, ont vendu leur âme pour obtenir la Beauté et forment à présent, en Enfer, un bataillon inépuisable de muses pour ces artistes qui n’en finissent pas de louer la douceur de leurs traits...
On a beau foutre au feu leurs textes, leurs toiles, leurs partitions... on ne désemplit pas... l’Enfer déborde d’œuvres d’art... mais les artistes continuent de créer, ils ne s’arrêtent jamais... Non, je ne veux plus d’artistes, je n’échange plus d’âme contre du soi-disant talent...
Je fus, on s’en doute, déçu et tournai les talons quand il me rattrapa par la manche.
Et contre un peu d’argent, tu me la vendrais ton âme ?
Je réfléchis quelques secondes et me dis qu’à défaut d’être un grantartiste, je pourrais au moins être un médiocriche... Je fis rapidement mes calculs, évaluai la somme nécessaire (en tenant compte de l’inflation) pour vivre confortablement une quarantaine d’années (je n’ai aucunement l’intention de vivre au-delà des 80 ans) sans avoir à travailler, y ajoutai une marge de négociation et de quoi m’autoriser quelques extras... et lui fis part de mon chiffre...
* soit 6 h 66