Étroitement, intimement lié aux problèmes de la taille et de la corpulence : celui de la bouffe. Non la préparer, la bouffe, j’ai déjà parlé des tâches et corvées domestiques et de leur répartition. Non, manger. Se sustenter. Bouffer. Se gaver. Avaler. S’alimenter. Nous alimenter. L’égalité, c’est une évidence - du moins, il me semble que c’est une évidence - la véritable égalité, commence dans l’assiette. Et je mets donc un point d’exclamation d’honneur à ce qu’elles, nos assiettes, à mon épousée et à moi, contiennent la même exacte quantité de nourriture.
Ne le cachons pas, ce ne fut pas sans heurts. Les premiers temps de notre vie commune furent éprouvantes pour celle qui n’était que ma promise et qui devait ingurgiter des plâtrées, platées de pâtes - c’était tout ce que j’étais capable, au début de notre relation, bien aidé par les sauces industrielles en pots de verre, de cuisiner ; je n’ai guère progressé depuis - monstrueuses, gargantuesques, bien trop conséquentes pour son minuscule, ridicule estomac. Quand elle en eut assez - au bout de quelques jours à peine, l’impatience n’est pas son moindre défaut - de vomir après chaque repas ou presque - je n’en avais pour ma part pas marre, j’aime prendre soin d’elle, de tenir dans mes mains l’incroyable masse de ses ondulations aux reflets cuivrés (la tonte n’avait pas encore eu lieu) pendant qu’elle se vidangeait dans la cuvette des vécés - nous réagîmes.
Et ce fut à mon tour de souffrir le martyre à devoir me contenter de portions adaptées à la taille 36 que ma fiancée ne tarda pas à retrouver (après avoir quelque peu forci, on s’en doute, sous l’assaut des montagnes de spaghetti-bolo (avec du gruyère râpé en sus)). J’avais faim. Atrocement faim. Douloureusement faim. Tout le temps faim. Je n’étais plus que faim. Mes crampes d’estomac ne cessaient que lors de mes évanouissements, malaises vagaux et autres crises d’hypoglycémie.
En bons matheux que nous nous vantons d’être, nous avons trouvé un compromis. Elle mange désormais trop un repas sur deux. Je ne mange désormais pas suffisamment un repas sur deux. Et nous passons donc chacun, en alternance, une mauvaise nuit sur deux. Elle qui se sent lourde, ballonnée, trop pleine quand mes intestins et mon estomac n’hurlent et ne borborygment pas. Ces désagréments digestifs nocturnes nous évitent au moins l’excuse galvaudée de la migraine pour ne pas avoir à faire l’amour.
Si c’est à la louche qu’initialement je procédais au partage du contenu des casseroles et des poêles en deux identiques assiettées, je ne pus me satisfaire bien longtemps d’une telle imprécision dans la mesure. La balance de cuisine me convint un temps. Un temps seulement. Je ne pus me résoudre à ne pouvoir faire mieux.
Je me suis alors procuré une balance de laboratoire, précise au milligramme près... Tombée du camion, comme on dit. Le choc avec le pavé de la chaussée l’avait malheureusement endommagée - par nature, les instruments de précision sont fragiles, très fragiles. Les réparations m’ont coûté un œil, - j’ai dû éborgner Oeilivia pour compenser - mon œil directeur, comble de malchance. Viser juste n’est plus pour moi qu’une question de...
Me rendant compte qu’on dit « coûter un bras » ou « coûter les yeux de la tête » mais pas « coûter un œil », je n’ai d’autre choix qu’interrompre ce paragraphe qui n’a plus de raison d’être bien qu’il s’annonçait particulièrement drôle. Et c’est avec joie que nous retrouvons, en conséquence, elle et moi, notre regard binoculaire.
... mais les balances de précision ont elles-mêmes leurs limites, avec lesquelles il faut composer. Trop sensibles, trop promptes à se dérégler. Il m’a fallu scotcher des morceaux de carton par dessus les vitres cassées de mon appartement - il faudra un jour que je songe à les faire remplacer - car le moindre courant d’air fait frémir l’affichage digital. Perte irrémédiable de luminosité dans le logement. Comme il m’a fallu retirer de la masse à toutes nos assiettes de porcelaine (nous sommes des Limougeauds intégristes) en les limant doucement au revers de l’ombilic pour ne pas avoir à tarer, détarer, retarer sans cesse la balance au cours de mes multiples manipulations égalisatrices de contenu.
Surtout, aussi précises qu’elles soient, les balances de précision ne livrent qu’une information partielle, incomplète. Je n’ai en effet jamais trouvé de balance de précision à impédance-mètre. Que me sert de savoir que nos deux pièces de bœuf (race limousine, toujours) pèsent le même exact poids, au milligramme près, si leurs taux respectifs de gras et de fibres et de cartilage ne sont pas strictement les mêmes ?
Faudrait-il pour être certain que nous mangeons à l’identique que je réduise au mixeur tout ce que nous avalons en une soupe parfaitement lisse et que je nous serve à la pipette, bas du ménisque affleurant parfaitement sur le trait de jauge ? Et que nous renoncions à jamais à la fourchette ?