D’habitude, j’arrive à trouver une explication, une suite logique, qui me paraît logique, enfin logique c’est pas le bon mot, ça tient de la
chaîne de Karinthy, ou quelque chose du genre, un premier élément qui me fait penser à un second par un rapport que moi seul entrevoit, second élément qui me fait penser à un troisième par une connexion plus alambiquée encore, troisième élément qui me fait penser et ainsi de suite, et je parviens à remonter ainsi assez loin pour savoir pourquoi à partir d’un événement anodin, d’une phrase banale, telle idée de texte a germé dans mon esprit tordu, pourquoi telle blague qu’on m’a racontée il y a des années me revient subitement en tête et me fais rire, pourquoi je me mets soudainement à chantonner tel tube frelaté des années 80. Ce matin, cependant, je ne sais pas.
Voilà, je partais comme trop souvent faire les courses comme trop souvent au U Express que j’appelle trop souvent Super U et, pour une fois n’est pas coutume, mais ce n’est pas là l’explication, du moins je ne crois pas mais si c’est le cas alors il manque un ou deux ou trois chaînons ce qui m’étonnerait fort parce que je suis plutôt doué à ce petit jeu là, j’avais pensé à emporter les bouteilles en verre vides, il y en a pas mal en ce moment, hors de question de déménager des bouteilles pleines alors on les siffle l’une après l’autre, TGV (téquila gin vodka) en prenant garde tout de même de pas aller trop vite, ce serait dommage de se retrouver à sec trop tôt et de devoir se réapprovisionner finjuilletdébutaoût, pour les jeter dans le point de collecte dédié de l’autre côté de la rue, et je descendais les escaliers, j’habite au second, de mon immeuble, mon sac en plastique avec les bouteilles en verre dans une main, un très grand sac papier plein de déchets recyclables dans l’autre, quand je me suis mis à chanter du Daho, Duel au Soleil, j’fais un vœu, le vœu d’un duel au soleil, je rêve d’un duel avec toi, en boucle ces deux trois vers du refrain répétés, pas le choix, je connais pas le reste du texte, même pas idée de la mélodie des couplets.
Je ne m’en aperçois pas de suite quand je me mets à chantonner un truc, ça prend un peu de temps, ça s’empare de moi sans que je m’en rende compte, ça me possède, des fois il me faut plusieurs minutes avant de réaliser ou il faut que quelqu’un m’en fasse la remarque, c’est souvent Natacha qui me dit
pourquoi tu chantes ça ? et moi alors j’ai envie de lui répondre
ah bon, je chante, moi ? parce que je ne sais pas encore que je suis en train de chanter à ce moment là mais j’ai le bon réflexe pour pas avoir l’air trop barjot de me taire le temps que je réfléchisse à quoi que je chantonne sans faire attention et souvent je lui réponds j’sais pas, ça m’est venu en tête comme ça parce qu’en fait l’explication serait trop longue, l’explication je la trouve rapidement, c’est un truc qui m’a fait penser à un autre truc qui m’a fait penser à un autre truc, etc. mais là aussi, j’aurais l’air bon à enfermer camisolé si j’expliquais très sérieusement que le bruit du grille pain m’a mis
Ève, lève toi en tête, la brosse à dents m’a fait chanter
It’s a Heartache ou que les nouvelles désolantes de la nuit m’ont rappelé
Polnareff.
Là, c’est quand j’étais en train de jeter les bouteilles et pots vides en verre dans le trou du conteneur que je me suis rendu compte que je chantais Duel au Soleil depuis les escaliers et immédiatement je me suis interrogé why warum pourquoi porque mais j’ai pas su que me répondre et ça s’est poursuivi tel un Diagana sur les quatre cents mètres haïs jusqu’au supermarché alternant j’fais un vœu le vœu d’un duel au soleil, je rêve d’un duel avec toi avec une recherche qui s’embrouillait un peu plus à chaque pas et à chaque répétition de j’fais un vœu le vœu d’un duel au soleil, je rêve d’un duel avec toi sur les causes de l’irruption de cette chanson ici et maintenant mais quand les portes coulissantes se sont ouvertes devant moi, j’en étais au même point ou presque, le seul début de piste, c’était la mort de Dani, y a deutrois jours, conjuguée à un documentaire sur Balavoine dont j’ai regardé une demie dizaine de minutes avant de passer à Better Call Saul qui m’a fait m’interroger sur ce prénom Henri qu’il a choisi pour son premier tube, Le Chanteur, alors qu’il aurait pu commencer j’me présente je m’appelle Daniel, y avait le bon nombre de syllabes, il perdait juste la rime (pauvre donc c’est pas bien grave) avec j’voudrais bien réussir ma vie, au pire, il pouvait commencer j’me présente je m’appelle Dani, quel problème, la raison de ce choix de Henri je l’aurai jamais mais il m’obsède depuis deux jours, voilà pour la connexion mais dans ce cas, si c’est Dani le lien, pourquoi pas Comme un Boomerang de Daho, hein ?
Et justement, en pénétrant le Super U pardon le U Express, c’est Comme un Boomerang que je me suis mis à chanter, je l’avais encore en tête et en bouche dans les escaliers du supermarché, il faut que j’explique que l’alimentation sauf les gâteaux apéro et les boissons (exceptées celles qui sont dans les frigos) est au sous-sol, c’est dans l’escalier que je me suis aperçu que j’avais changé de chanson de Daho, techniquement c’est du Gainsbourg, peu un porte, mais rien que le fait de réaliser que j’avais abandonné Duel au Soleil m’a remis Duel au Soleil en tête et quand j’me suis rendu compte que j’étais repassé à Duel au Soleil, c’est Comme un Boomerang qui comme son titre l’indique puis de nouveau Duel au Soleil, bref un échange de terre battue entre deux Espagnols des années 90, ça n’en finissait pas de passer de l’une à l’autre, ça me fatiguait.
Cette spirale infernale a été suspendue quelques très longues minutes pendant que je terminais mon agonie dans le supermarché,
j’aime pas ça faire les courses, par une petite vieille, désolé de pas faire dans le politiquement correct et de pas dire personne âgée ou personne du troisième âge, je veux bien faire l’effort, mais celle-ci, cette petite vieille là, elle m’a vraiment dégoûté, du genre à vous donner envie d’abréger ses souffrances, d’euthanasie forcée, qui toussait dans son masque mal positionné, largement en dessous de son nez, la bouche tout juste couverte et qui le touchait et le retouchait son masque à chaque fois qu’elle toussait et elle toussait souvent sans arrêt sans cesse et quand je dis toussais c’était pas un petit
keuf keuf discret ou même le genre de toux qui me prend parfois dans le lit le soir quand j’ai la gorge desséchée et qu’il faut que je m’envoie toute une bouteille de flotte et un pot de miel pour que ça stoppe la démangeaison, non c’était de la tousse grasse de chez grasse, ça raclait de l’épais et du visqueux, ça glaviotait là-dedans, ça produisait de la Marennes-Oléron par bourriche de douzaine de douzaines et pas de la Fine de Claire, de la charnue et de la bien laiteuse, on se serait cru chez les tubards,
Au Sana ! Au Sana ! comme ils chantent à la messe le dimanche et les autres jours aussi sûrement, c’était
La Montagne Magique mais sans la philo de Thomas, ça oui, il aurait fallu expectorer mais à moins qu’elle ait craché dans son masque, ça sortait pas, ça remuait tournait en bouche et en fond de gorge, et elle continuait à foutre ses doigts sur son masque qu’elle repositionnait pas vraiment, pourquoi elle y touchait ainsi à son masque, j’en sais rien, et après, vas-y que ça tâte les fruits, du coup j’en ai pas pris et vas-y que ça prend les barquettes que ça les lit en toussant, ça les lit lentement longuement, t’as vraiment besoins de connaître la composition de ton steak haché, tu regardes s’il n’y a pas de fruits à coque dedans, de quoi t’as peur avec ce que t’as au fond de gorge t’as déjà un pied dans la tombe, et que ça te repose la barquette et que ça recommence le manège avec les saucisses, bref ça contamine tout le magasin, si je crève étouffé par une glaire géante d’ici quelques joursemaines faudra pas s’étonner, sachez que je souhaite être incinéré et mes cendres dispersées, mais la petite vieille dégueu qui m’aura moi et les autres clients du
U Express fait passer la larme à gauche snif snif (à droite ils ont pas de coeur) elle m’aura au moins fait oublier
Duel au Soleil pendant que je choisissais mes putains de yahourts.
Je rentre enfin à la maison, sur le chemin du retour, j’entends encore, fond sonore heureusement de plus en plus vague, la throat jelly de la mamie, mais Duel au Soleil se réinstalle et, finalement ça me soulage, de penser à une chanson plutôt qu’à la toux tous, et, je ne sais comment, je crois que je trouve soudainement la solution la raison à pourquoi cette chanson et ce refrain, je crois qu’en partant ou juste avant de partir de la maison, vague souvenir, impression, sensation plus que souvenir, j’ai fait, sans y penser vraiment, sans y croire véritablement, un vœu, la phrase je fais un vœu m’est venue en tête… je ne suis pas bien sûr quel voeu j’ai fait, peut-être celui de ne pas vieillir.