La rumeur enfle. Le bouche-à-oreille fait son œuvre. Les discussions au café du commerce ne tournent qu'autour de l'affaire. Sur les réseaux d'asociaux, on tweete, on retweete, on like, on follow, on thumb-up, on instagrame, on commente, on débat, on s'insulte, on nourrit les haines, on se soutient entre minorités auto-proclamées, on alimente les threads avec des informations invérifiables et des on-dit... La rumeur devient affaire : une boucherie a été vandalisée dans Paris. Moins de dix minutes après que j'ai descendu la vitrine, la foule commence à se ressembler sur les lieux de l'événement, commence à grossir, commence à bruire, commence à s'agiter.
D'ici cinq minutes à peine, les envoyés sur place arriveront face caméra et micro en main, les chaînes d'information en continu prendront le relais. Ils interrogeront les témoins arrivés sur les lieux peu après les événements, interrogeront les passants sur leur ressenti, leurs peurs, chercheront dans la foule les réactions les plus à même de créer la polémique.
En plateau, on interrogera les experts et les professionnels sur les possibles conséquences et répercussions d'un tel acte sur l'avenir de la filière caprine, sur le tourisme et sur la montée des extrêmes aux prochaines élections... On échafaudera des théories et des explications rationnelles non étayées. On parlera de terrorisme antispéciste, de terrorisme végan. On recyclera les images - insoutenables - des maltraitances animales dans les abattoirs. Des médecins viendront témoigner qu'on peut parfaitement vivre et se nourrir sans viande. D'autres médecins viendront témoigner du contraire. Les militants des droits des animaux viendront insulter les éleveurs et les bouchers, les traiteront d'esclavagistes et de génocidaires, hurleront Meat is Murder, appelleront à de nouveaux saccages de boucheries, de charcuteries et de fromageries...
On parlera également d'émeutes de la faim. On commencera à relayer cette idée, plus vendeuse (car moins ressassée) que ces histoires de carnivores. Et la foule rassemblée devant la boucherie évitrée trouvera l'idée attirante, séduisante. Et menacera à leur tour la boulangerie, le primeur la poissonnerie et la confiserie - peut être même, suprême sacrilège, la supérette - pour que tout le monde puisse manger à sa faim. La révolte grondera. Peut-être sera-ce le début d'une véritable révolution, les institutions trembleront sur leurs bases vermoulues, les nantis prendront leur jet et leurs bijoux direction St Barth ou les Antilles Néerlandaises et, dans un sursaut de démocratie directe, le peuple se choisira un dictateur qui saura lui faire accepter sa triste condition au nom du bien commun et de la fierté d'appartenir à notre glorieuse Nation - je n'adhère pas, j'habite entre République et Bastille...
On interrogera tout le monde sauf l'unique témoin : votre serviteur, moi-même. C'est dommage, j'en aurais profité pour faire de la
publicité pour
Archives, c'eut été un tremplin idéal pour ma carrière littéraire. Sur tous les écrans de télévision, un
bandeau avec
mon nom barrant le bas de l'image, mon visage en gros plan et mes propres justifications. J'aurais inventé des motivations farfelues à mon fracas de verre et à mon amputation. J'aurais accusé les uns et les autres, j'aurais lancé des alertes, j'aurais fustigé, j'aurais persiflé, je me serais donné en spectacle, je me serais prostitué pour la postérité... voilà que je chante du à peu-près Balavoine, je ne m'appelle pourtant pas Henri mais Maurice, c'est mon nom et mon prénom, je m'appelle Maurice L. Maurice, c'est un pseudo, évidemment...
Mais voilà, je suis trop laid pour passer à la télé, on préfèrera toujours interviewer un décolleté trop profond, une barbe parfaitement soignée ou un
look extravagant plutôt qu'un auteur qui n'a rien à écrire que le fait qu'il est en retard... d'ailleurs, je le suis, en retard, je n'ai pas le temps d'attendre que l'on braque les caméras et les appareil-photos des
smartphones sur moi, il faut que j'y aille, je me suis écarté promptement de la scène de mon crime, dès que se sont arrêtés devant la boucherie les premiers badauds poussés par la curiosité - qui n'est pas un si vilain défaut...