samedi 29 février 2020

En Retard (34)

Je me réveille - il faut donc en conclure que je m’étais assoupi - au bout d’un temps que je ne saurais évaluer (je peux seulement affirmer que je me trouve deux stations après la station-fantôme à laquelle le métro m’a pris (pourquoi dit-on prendre le métro alors que c’est selon toute vraisemblance le métro qui accueille, prend les gens dans son antre) ; combien d’allers-retours complets sur la totalité de la ligne la rame a effectué entre temps, je n’en ai en revanche aucune idée) en face d’une jeune femme que je pourrais juger charmante s’il était encore autorisé, à notre époque, à un homme, d’émettre un avis, même positif, sur le physique et les atours d’une personne du sexe que l’on n’est plus en droit d’appeler faible.

Elle est plongée dans un livre. La lecture l’absorbe. Sur la couverture froissée du poche, la reproduction d’un tableau d’Egon Schiele, un peintre incroyable, capable même de me faire acheter des disques : elle lit L’Homme sans qualités, de Robert Musil dans la traduction de Philippe Jaccottet.
Un des livres les plus brillants jamais écrits. Tout y est d’une intelligence rare et d’un humour (du moins, je trouve ça drôle, même si je ne ris pas en le lisant - je ne suis pas de ceux qui pense que l’humour a pour nécessaire objectif de faire rire) subtil. Tellement intelligent que ce livre volumineux (il faut compter plus de 2000 pages en format poche) m’a épuisé chaque fois que je m’y suis plongé et que je ne suis jamais parvenu à l’achever.
Si vous voulez que je vous lise, il faut que votre livre soit excellent - question médiocrité, je privilégie mes propres textes, pas besoin d’aller chercher ailleurs - mais relativement court - malgré l’entraînement, je manque toujours autant d’endurance...

Ceci dit, il s’agit désormais de lui montrer, à cette jeune femme, que je n’en manque pas, moi, de qualités... et pour cela, lui faire relever la tête, la faire sortir de son maudit bouquin...

vendredi 28 février 2020

Le Piano de MLM (10)

C’est vrai, il n’y a jamais eu de piano chez mes parents. Il n’y a pas de piano chez moi, c’est également vrai. Jamais chez moi, non, je n’ai eu de piano. De piano complet.
Ce serait mal comprendre mon talent musical, ce serait le sous-estimer, mon talent, le ramener à un talent (certes immense mais) relativement ordinaire que de croire qu’il a besoin, mon talent, d’un piano - d’un piano complet - pour s’épanouir.

Je ne peux m’empêcher de m’étonner de ces pianistes chevronnés, de ces soi-disant virtuoses, qui, dans leur pratique quotidienne, ont besoin d’un piano. Qui se sentent malheureux, démunis, s’ils n’ont à leur disposition, sous la main, si j’ose dire, cet encombrant - soyons réalistes, tout le monde ne peut accueillir chez soi ne serait-ce qu’un Cardekeu - instrument. De m’étonner qu’à force d’en jouer, de leur piano, ils ne sachent comment ça sonne, un piano. Qu’ils n’aient retenu quel son est associé à quelle touche et quelle touche est associée à quel son. Qu’ils éprouvent le besoin, pour s’entraîner, d’entendre effectivement la réponse sonore de leur piano.

Pour ma part, le contact, l’interaction de mes doigts avec la palette suffit amplement à faire résonner la musique dans ma tête. Appuyer sur une touche ivoire ou sur une touche ébène ou sur plusieurs touches, blanches ou noires, au choix, à la fois, suffit à produire dans mon esprit toute la matière sonore dont j’ai besoin. Les cordes - je ne suis ni violoneux ni gratteux - les pédales - je ne suis pas organeux - et le coffre en bois d’un piano me sont parfaitement inutiles. La musique, de mon point de vue, doit s’adresser à l’intelligence avant de s’adresser aux sens - l’ouïe, oui, y compris.
De toute ma carrière - je déteste ce mot, carrière, mais il faut parfois appeler un chat un chat - je n’ai possédé d’un piano que la palette. Je me l’étais confectionnée moi-même, cette palette, peu après cette fameuse soirée chez les amis de mes parents. Sur une longue planche de bois, j’avais patiemment gravé au ciseau à bois - j’ai appris les notions élémentaires de menuiserie très jeune, avec mon grand-père - une à une les touches d’un piano puis les avaient peintes à la gouache - plusieurs dizaines de tubes y sont passées, le bois boit énormément la peinture à l’eau - en noir et en blanc, les rainures en gris foncé. Cette palette, j’ai dû la scier en deux pour pouvoir la ramener discrètement chez mes parents et la cacher, sans qu’il la découvre, sous mon matelas.


Faire voyager mes doigts sur cette palette, que je possède toujours, bien qu’elle présente de nombreuses traces d’usure, en multiples aller-retours, m’a suffi à devenir le meilleur pianiste du monde...
J’ai même touché peu de pianos complets en trente ans.

jeudi 27 février 2020

Le Piano de MLM (9)

Mes parents, disais-je, quand on les interrogera - et on ne manquera pas de les interviewer à mon propos, mes parents, la télévision, les journaux prétendument sérieux, la presse dite à scandale, s’arracheront leur témoignage ; c’est notre époque qui veut ça, la plèbe raffole des confidences sur l’enfance, sur le passé des stars et des génies et des grands de ce monde - répondront très probablement (à moins de faire preuve d’une mauvaise foi que je ne leur connais pas - on est parfois surpris, souvent déçus par ses parents) que tout ce que je viens de raconter est tout simplement et intégralement faux - à part, peut-être l’anecdote de mon premier contact avec un piano, lors du dîner chez leurs amis - n’est que pur mensonge et somme d’affabulations et enchevêtrement d’histoires sans queue ni tête. Jamais je n’ai joué de piano, hausseront-ils les épaules.

Je n’ai cependant pas attendu de prendre pseudonyme - Maurice L. Maurice est un pseudonyme, si je m’appelais vraiment Maurice L. Maurice, croyez-moi, il y a fort longtemps que j’aurais entamé les démarches pour changer d’état civil - pour passer maître dans l’art de la dissimulation.
Je me demande encore comment ils ont pu gober tous les bobards que je leur racontais au cours des années durant lesquelles je vivais chez eux. Toutes ces excuses que j’inventais pour m’isoler dans ma chambre et pratiquer mon piano. Chaque fois que mes devoirs scolaires exigeaient le plus parfaite concentration. Chaque fois que je prenais un livre et ordonnais de ne pas être dérangé pendant sa captivante lecture. Chaque fois que je suppliais à genoux qu’on me laisse seul avec Jésus, Bouddha, Mahomet, Shiva ou Gilgamesh pour prier et sauver mon âme. Chaque fois que je prétendais avoir besoin d’intimité pour me masturber. Chaque fois, je profitais de ma douce solitude pour jouer.
Quand je pense à tous ces livres, disques, jeux vidéo, icônes, chapelets, magazines pornographiques que j’ai dû acheter pour faire croire que je m’adonnais, dans ma chambre, à des occupations de mon âge alors que je ne faisais que jouer, jouer, jouer du piano.


Mes parents sont têtus. Ils n’en démordront pas. Malgré mes explications. Jamais je n’ai joué de piano, affirmeront-ils tout de même... Je me relevais la nuit, quand toute la famille ronflait, pour jouer ? Je simulais une maladie, gastro-entérite, indigestion, fièvre pour rester à la maison quand toute la famille partait en balade pour la journée - ou simplement partait travailler, mes parents dans leur bureau, mon frère, à l’école - pour pouvoir jouer toute la journée ? Ils n’en croiront rien.
Refusant d’admettre (sûrement un peu vexés) qu’ils n’ont pas vu naître et s’épanouir  mon génie, qu’ils sont passés à côté, ils abattront leur dernière carte, leur atout majeur, leur preuve ultime, leur dernier argument : il n’y a jamais eu de piano à la maison.

mercredi 26 février 2020

Gros cailloux - again

Semaine près de Carnac égale nouveau croquis de gros cailloux... 


Alignements de Kerzerho, Erdeven
Carnet de Voyages

mardi 25 février 2020

Le Piano de MLM (8)

Je comprendrais, je comprends que ce texte, que les révélations contenues dans ce texte amèneront, amènent, soulèveront, soulèvent de nombreuses questions.
Questions de la part de mes fidèles lecteurs qui auront bien du mal à s’imaginer que mes capacités dans un domaine puissent surpasser mes talents littéraires. Comment leur en vouloir ? C’est mon rôle à moi, mon rôle d’écrivain, d’auteur, d’avoir de l’imagination ; ce n’est pas leur rôle à eux, lecteurs, d’en faire preuve, d’imagination. Ils n’ont, eux, lecteurs, qu’à se laisser guider par moi, n’inversons pas les rôles... Certains de mes lecteurs sont si terre à terre qu’ils ont encore des difficultés à concevoir qu’il m’arrive d’exagérer voire de mentir...
Questions de la part des amateurs de ma, de mes peinture(s), qui ne voudront pas croire (c’est le propre de l’amateur de peinture de ne croire que ce qu’il voit - Thomas pourrait être leur saint patron protecteur) que je puisse être plus à l’aise encore avec les touches noires et blanches qu’avec les touches de couleur dont je tâche les virginales étendues de mes toiles et feuilles de Canson.
Questions de la part de tous mes admirateurs, de tous mes fans, de tous ceux qui ne cherchent qu’une raison de plus pour ne plus vivre qu’à travers l’amour qu’ils portent à mon œuvre déjà protéiforme et à ma personnalité si déroutante. Questions de la part de tous ceux qui étrangement hésitent encore à m’aduler et ne cherchent qu’une excuse pour tomber sous mon charme.
Questions également de mes proches. De mes parents notamment. Qui, je le suppose, peut-être à tort, font également partie de la cohorte de mes admirateurs - ils sont si facilement impressionnables.


Comment se fait-il qu’on ne m’ait jamais entendu jouer ?
Comment ai-je réussi l’exploit de cacher un tel don durant près de trente étés, trente hivers, trente printemps et presqu’autant d’automnes ?
Pourra-t-on bientôt m’entendre jouer ? Interpréter les morceaux de mes prédécesseurs ? Mes propres compositions ?



Patience, j’y viens.

lundi 24 février 2020

Le Piano de MLM (7)

Je jouai peu - pas du tout à vrai dire - durant cette année entièrement consacrée à l’élaboration de mon système de notation. Une année complète de musique sacrifiée pour la musique.

À l’issue, trois jours entiers me furent nécessaires pour retrouver toute ma dextérité, pour que mes doigts retrouvent leurs totales et plus parfaites aisance et autonomie. Trois jours à m’imposer de nouveau des exercices purement techniques. Trois jours pour me reconstruire en tant que pianiste. Trois jours de sueur. Trois jours de larmes. Trois jours de sang.
Trois jours pour me rendre compte qu’en un an, j’avais oublié les quelques rares tics et facilités qui encombraient auparavant mon jeu : j’étais meilleur que jamais.
Trois jours durant lesquels je laissai une dernière opportunité aux autres compositeurs de par le monde de créer librement et sans pression, avant que ma concurrence ne soit déloyale.

Ces trois jours écoulés, plus rien ne s’opposait à ce que mes œuvres peu à peu s’intégralent et se complètent : ce n’était plus qu’une questions de temps, tout ne dépendrait plus que de la vitesse à laquelle j’allais abattre le bouleau.


Je composais sans arrêt, sans cesse, sans relâche. Sans effort également. Les idées affluaient, se bousculaient, se répondaient, s’entassaient... je m’empressais de me jouer ces bribes, tout juste écrites, de chefs-d’œuvre et de m’émerveiller de tant de beauté, de tant de profondeur, de tant de hardiesse, de tant... osons le dire, de tant de musique... et cette musique, à la fois intellectuelle et organique, à la fois légère et profonde, à la fois complexe et immédiate, m’inspirait, quand je me la jouais, des improvisations débridées qui l’enrichissaient, la nourrissaient, l’amenaient toujours plus loin sur le chemin de l’absolu, improvisations que je notais au fur et à mesure et qui, une fois couchées sur le parier accouchaient de nouvelles idées... le cercle vertueux était en roue libre.
Je poursuivis mes travaux sur un rythme infernal quatre ans durant avant de brusquement m’interrompre. J’avais vingt ans alors et ne pouvais me permettre de continuer ainsi. À cette allure, j’aurais achevé la musique à vingt sept ou vingt huit ans. Tout aurait été écrit. J’aurais tout écrit. Toutes les combinaisons mathématiquement possibles de notes, des plus beaux thèmes avec variations jusqu’à l’apparent grand n’importe quoi, je les aurais écrites, tout le reste n’aurait plus pu qu’être répétition.
Trop amoureux de la musique pour la mener ainsi à son terme, je renonçai à la composition et décidai que mes 17017 opus suffiraient à ma postérité. Un fascicule de 717 pages « La Notation Mauricique de la Musique pour les Nuls » rédigé par mes soins permettra à ceux qui auront la chance de se plonger dans les trois cahiers (A4 à petits carreaux, 96 pages) où mes morceaux sont recueillis de traduire en clefs, rondes, portées, doubles croches pointées et silences l’immense pan de musique qui y est compilé.



Pour ma part, je me consacre depuis presque exclusivement à la littérature et à la peinture - boulimique, je viens de plus d’entamer une carrière de photographe abstrait et j’envisage de me mettre sous peu à la sculpture - domaines que je ne risque pas d’assassiner de mon talent : il me faudrait un peu plus d’une vie pour achever ces deux arts. Sans cesser de pianoter dans mon coin pour ne pas perdre la main - ni l’autre d’ailleurs.

dimanche 23 février 2020

Braire au lit

Je suis à Monoprix, la veille de partir en vacances, au rayon papeterie / magazines / librairie.

Sans vraiment regarder les présentoirs où sont proposés les quelques rares bouquins à la vente, j’aperçois un livre, un roman, qui me parait parfait pour mon séjour breton. Je lis la quatrième de couverture et l’incipit. Impression confirmée. Le roman idéal pour les vacances.
Je m’apprête à l’ajouter à mon panier (pour l’instant vide) quand je réalise que ce n’est pas l’endroit pour un tel achat : on n’achète pas ses romans, même ceux pour les vacances, au supermarché ! Arrêtons de sacrifier les petits commerces à la grande distribution...

Je repose donc le bouquin dans son rayonnage et me rends dans la gare la plus proche.

samedi 22 février 2020

Le Piano de MLM (6)

Je fus alors confronté à un problème a priori majeur : je ne savais ni lire ni écrire la musique. Je ne le sais toujours pas. J’ai depuis, sans m’inquiéter de leur sens, fait l’effort d’apprendre quelques mots - clef croche blanche ronde ostinato largo pentatonique contrepoint myxolydien - pour donner le change lors de futures interviews - les journalistes, s’il en reste quelques-uns d’ici là, en sauront probablement encore moins que moi sur le sujet - mais une partition s’apparente toujours pour moi à du Kuuk-thaayore - de longues recherches sur Internet m’ont été nécessaires pour trouver une langue que je ne parle pas, j’ai failli perdre le nord...
Tout ce que je jouais (et tout ce que je joue), je le jouais (et le joue encore) à l’oreille. Et toutes les œuvres que je jouais (et joue encore), je les savais (et les sais) par cœur - j’ai une mémoire que les éléphants m’envieraient s’ils étaient capables d’un sentiment aussi médiocrement humain que la jalousie.
Autodidacte, je le rappelle, fier de l’être, je ne me suis jamais encombré d’apprendre le solfège. J’ai appris à jouer. J’ai appris le piano dans ses moindres recoins. Je l’ai étudié touche après touche. Je l’ai apprivoisé. Je l’ai parcouru, visité et écouté jusqu’à ce qu’il n’ait plus aucun secret ni pour moi ni pour mes dix doigts. Jusqu’à ce qu’il devienne une extension de moi-même - voilà encore un beau cliché. Jusqu’à ne plus avoir besoin de réfléchir quand je veux jouer. Jusqu’à ce que jouer un morceau entendu me devienne aussi naturel que de répéter un dialogue entendu dans un film.

Je dus donc inventer un système de notation pour ma musique. Pas pour moi - je suis parfaitement capable de retenir tout ce que j’écris dans les moindres détails, sans erreur, à la virgule près ; même de mes toiles, je me rappelle chaque coup de brosse - mais pour mes futurs interprètes - qui n’auront probablement pas mes capacités.
Cela me prit un an exactement, 366 jours (ma seizième année fut bissextile) pour mettre au point ce système de notation. 366 jours d’un travail acharné qui m’occupait nuit et jour. Je négligeais mon travail scolaire (je faillis cette année là ne pas sauter de classe), mangeais peu, dormais moins encore. Obsédé, absorbé par mon labeur dont je mesurais au fur et à mesure l’exceptionnelle portée, j’en oubliais régulièrement de respirer. C’est à cette époque que je me découvris des prédispositions pour l’apnée. Je décidai de ne pas les développer. Les niaiseries du Grand Bleu étaient populaires parmi les jeunes de mon âge - je refusai de passer pour un suiveur de mode.

Encore une fois, mon travail porta ses fruits - quel genre d’arbre est le travail ? - le succès m’attendait au tournant - il n’y a qu’aux échecs que j’ai échoué à devenir un bon joueur : plutôt que de m’entraîner, je faisais des réussites en solitaire. Mon système de notation en effet est particulièrement performant : ma transcription pour piano des quatre mouvements (sans aucune coupure - ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manque) de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák (que j’aime les diacritiques étrangers) n’occupe qu’une feuille A6.

vendredi 21 février 2020

Le Piano de MLM (5)

Doté d’un bagage technique plus qu’impressionnant, je pus totalement me concentrer sur l’interprétation des œuvres que je souhaitais jouer, sur les émotions que je souhaitais faire passer en jouant. Et ces émotions, croyez-moi, étaient plutôt extrêmes. Je n’étais pas un de ces petits adolescents rebelles qui pense être le premier à découvrir que la vie, sortie de la petite enfance, c’est pas si facile. Derrière mon image lisse de premier de la classe à lunettes et appareil dentaire, je n’étais que destruction et volupté, j’étais les sept plaies d’Égypte et les trois Grâces, j’étais un punk à chien et un rat de l’opéra.
Chaque morceau auquel je m’attaquais devenait un morceau de bravoure. Jusqu’au-boutiste, je fis un euphémisme du mot interprétation. Mon aisance technique, ma rapidité d’exécution, mon sens inné du rythme m’autorisaient toutes les folies. Je me rappelle - exemples parmi tant d’autres - avoir joué (c’était un 22 septembre) le premier des 24 préludes op. 28 de Chopin dans une version extrêmement lente, presque immobile, de près de huit heures, dans laquelle je jouissais plus que de raison de chaque note et de chaque accord - c’était sublime, bien qu’un peu (avec le recul) onaniste (c’est un barbarisme). Dans la foulée, j’exécutai le troisième mouvement de la sonate La Tempête de Beethoven en dix-sept secondes. Du coup de vent qui avait donné le mal de mer à ce bon vieux Ludwig van, j’avais fait une tornade dévastatrice - j’en suis, quand j’y pense, encore tout secoué.

Je prenais de plus en plus de liberté, j’étais de moins en moins adepte du Urtext. Je n’hésitais plus à supprimer, à effacer les niaiseries, les répétitions inutiles et les passages superflus des compositions de mes plus illustres prédécesseurs. De Mozart, de la totalité de ses œuvres pour piano, je n’ai gardé qu’un accord, déposé négligemment sur ma palette, et ignoré tout le reste, totalement superflu.

Conscient néanmoins que la hardiesse de mes interprétations pourrait dérouter le mélomane le plus averti, qu’il pourrait, ce mélomane averti qui en vaut deux, dans mon jeu particulièrement osé, très en avance sur celui de mes contemporains, ne pas reconnaître ses œuvres favorites, je pris - c’était la veille de mes quinze ans - la décision d’aller au bout de ma démarche : quitte à ce qu’on ne puisse reconnaître les œuvres que je joue, autant que ces œuvres soient inédites. Autant que ces œuvres soient les miennes. Autant qu’elles soient, ces œuvres, de ma composition.

jeudi 20 février 2020

Le Piano de MLM (4)

Après cette initiale révélation, je ne cessai de m’inventer - au sens de découvrir - jour après jour, pianiste. En autodidacte. Pour autant que l’on puisse être autodidacte : on ne devient musicien que parce que d’autres avant nous ont été musiciens comme on ne devient écrivain que parce d’autres avant nous ont écrit comme on ne devient peintre que parce que d’autres avant nous ont peint, etc.
Pour progresser, j’inventais et m’imposais chaque jour des exercices qui, aujourd’hui, par les temps qui courent où rien ne doit représenter une contrainte pour nos chères têtes blondes, seraient assimilés à de la torture ou de l’automutilation : je jouais en me tenant sur un pied, je jouais la tête en bas, je jouais la fenêtre ouverte, je jouais en slip, je jouais avec un bâillon, je jouais les mains dans le dos, je jouais tout en faisant des flexions-extensions, je jouais en roulant la langue (mon ADN me l’autorise), je jouais les doigts dans le nez, je jouais la bouche pleine, je jouais dans le noir, je jouais avec le feu, je jouais à qui perd gagne, je jouais à me faire peur... Je ne m’économisais jamais, je me sacrifiais, je donnais mon corps et mon âme à mon art...
Les efforts consentis ne furent pas vains : je développai une technique à la fois personnelle et impeccable qui me mena rapidement bien au-delà de ce qu’on appelle communément virtuosité.

À treize ans, plus aucune difficulté ne pouvait m’arrêter. Je pouvais parcourir en tous sens, à toute vitesse, la palette - j’ai poussé plus loin l’analogie entre musique et peinture, j’ai nommé l’ensemble des touches « palette » (je ne comprends pas ceux qui se disent amoureux du piano et osent en comparer la magnifique, la magique étendue noire et blanche à un vulgaire clavier d’ordinateur ou de machine à écrire) et l’ensemble des notes « gamme chromatique » - mes bras se croisaient, se décroisaient avec adresse, mes doigts semblaient se démultiplier. Les compositions réputées parmi les plus ardues du répertoire, Islamey de Balakirev, Gaspard de la Nuit de Ravel me servaient d’échauffement le matin, pour que mes doigts engourdis par une (courte) nuit de sommeil retrouvent toute leur fougue et leur plus parfaite autonomie.
Je m’attaquai bientôt aux œuvres à quatre mains pour me stimuler un tant soit peu.

mercredi 19 février 2020

Nichinen again

Un autre essai, après un démon que j’aime beaucoup, et deux autres reproductions d’un même démon, l’un dans un triptyque, l’autre dans une sorte de nature morte, de copie d’une des peintures au pochoir réalisées par Kusunose Nichinen sur le modèle des images populaires produites à Ôtsu, près de Kyôto, du XVIIème au XIXème siècle, et présentées dans l’excellent livre de Christophe Marquet que j’ai pu trouver en poche.

Le résultat me laisse mi-figue mi-raisin (que peut bien signifier, à l’origine, cette expression ? je vérifierai juste après)... trop enfantin... mais est-ce vraiment un défaut ?
Comme souvent, mes premiers essais me semblent plus réussis...


Le Vajra au visage vert
(Copie d'après Nichinen)
(24 x 32 cm)

mardi 18 février 2020

Le Piano de MLM (3)

Mes incommensurables aptitudes pianistiques se sont révélées très jeune. J’avais huit ans, je m’en souviens - nostalgie, quand tu nous tiens - comme si c’était hier, quand je me suis retrouvé pour la première fois devant un piano - ce n’était qu’un piano droit, aucune arrivée d’eau.
Une soirée interminable chez des amis de mes parents. Nous avions été invités, ma mère, mon père, mon petit - au sens de jeune - frère et moi, à dîner - ou pour le dîner, allez savoir. Le repas et les discussions entre adultes s’éternisaient. Je  partis, armé de mon seul courage - on n’a peur de rien quand on a huit ans - et suivi de mon cadet, explorer cet appartement que je ne connaissais pas et découvris, au détour du couloir, une pièce qui servait de bibliothèque - je m’employais depuis six années déjà à faire avancer à pas de géant la littérature ; mes innombrables textes de jeunesse, semés comme autant de petits cailloux sur le chemin d’une œuvre colossale, ont, au plus grand désarroi de mes fans, disparu il y a fort longtemps - et dans laquelle se dressait ce que je pris tout d’abord pour un étrange meuble vertical. Celui-ci était pourvu, à environ 80 cm du sol, d’une rangée de rectangles ivoire et ébène - afin d’enrichir mon vocabulaire, j’utilisais, à cet âge, systématiquement les mots ivoire à la place de blanc et ébène à la place de noir, comme, entre autres exemples, j’utilisais systématiquement les mots nef pour bateau ou zizi pour pénis - à laquelle un tabouret me permit d’accéder.
Instinct du surdoué, à peine plus d’un quart d’heure me fut nécessaire pour appréhender seul le fonctionnement de cette drôle de machine : il suffisait de poser un doigt (j’ai également essayé avec les orteils, avec les fesses - l’humour enfantin est souvent scatologique - et avec la tête - c’est, empiriquement du moins, moins pratique) sur l’un de ces rectangles, blanc ou noir - j’ai depuis pris l’habitude d’appeler ces rectangles « touches », par analogie avec la peinture : je joue des notes comme je joue des couleurs avec mon pinceau - et de le presser (nul besoin d’y mettre trop de force) pour que le piano émette un son. Plus prodigieux encore, le son émis n’était pas toujours le même : il changeait avec les touches...
Il ne me fallut que trente à quarante minutes de plus - personne donc ne nous surveillait, mon frère et moi, durant ce repas ? - pour imaginer que je pouvais presser plusieurs touches à la fois, en utilisant non un doigt mais plusieurs. Le son semblait alors plus riche, plus beau, plus émouvant. Le métaphorique (et un peu cul-cul) feu de la passion venait de s’allumer en mon cœur enfantin. Il ne devait jamais s’éteindre.

lundi 17 février 2020

Le Piano de MLM (2)

Devrais-je m’excuser d’être si doué ? Devrais-je jouer les faux modestes ? Devrais-je rester dans l’ombre des médiocres ? Ne serait-ce pas, au contraire, un crime, de ne pas éclabousser le monde et l’univers de mon immense génie ? De ne pas faire profiter le monde et l’univers et l’humanité de ce que je suis capable de leur offrir ?

Jusqu’alors, je me suis fait discret. Je me suis retenu, contenu. J’ai mis le frein. Je me suis interdit. J’ai fait d’immenses efforts pour ne point trop briller. Pour ne point trop en faire. Pour me contenter. D’écrire. De peindre. De courir. De faire l’amour. De mitonner. Aux yeux du monde. Jusqu’à aujourd’hui.
Il est grand temps désormais que j’entre pleinement dans la lumière, dans le halo, dans le spot. Que je m’expose. Que je me livre. Complètement. Nu mais pas vulnérable. Fier de ce que je suis.

Ils seront bien étonnés, tous, vous serez bien étonnés, tous, quand je lèverai, dans un instant, dans quelques lignes, dans quelques mots, le voile sur mon jardin secret. Le titre de ce texte vous a certainement mis la puce à l’oreille - ça vous démange du lobe au marteau. Je ne perdrai pas davantage de temps avec un suspens factice. Autant l’avouer immédiatement, sans plus de détour : j’ai un autre talent. Encore un. Un talent caché. Dont je n’avais jusqu’à présent parlé à personne. Dont je n’avais jusqu’à présent fait montre à personne. Un talent plus grand encore.

Pour la musique.

Je suis un écrivain fantastique. Certes. Un peintre époustouflant. Certes. Un amant infatigable. Certes. Un sportif émérite. Certes. Un cuisinier merveilleux - Le Piano de MLM pourrait bien faire un four. Tout ceci, je l’ai dit ; tout ceci, tout le monde en est bien conscient.
Je dois cependant le reconnaître : des écrivains aussi doués que moi, il y en a ; des peintres aussi doués que moi, il y en a ; des sportifs aussi doués que moi, il y en a ; des amants aussi doués que moi, il y en a ; des cuisiniers aussi doués que moi, il y en a. Je ne connais, il est vrai, personne qui soit aussi doué que moi à la fois pour la littérature, la peinture, l’activité physique, le don d’orgasmes et le plaisir des papilles, mais, tout de même, la littérature et la peinture et le sport et le sexe et la cuisine sont des domaines où l’on peut envisager de se mesurer à moi.
Je suis en revanche un musicien exceptionnel. Unique. Inégalé et (probablement - ne soyons pas présomptueux) inégalable. Mon instrument de prédilection ? Le piano.

Ce n’est ni de l’arrogance ni de la vantardise, simplement de l’objectivité.
L’expression « violon d’Ingres » va rapidement tomber en désuétude : on parlera bientôt de « piano de Maurice L. Maurice » ou « piano de MLM ».

dimanche 16 février 2020

Le Piano de MLM (1)

Le Piano de MLM


Écrivain, je le suis. Connu et reconnu. Les doigts de la main gauche ne sont plus assez nombreux - excepté chez les polydactiles - pour compter les lecteurs qui ne vivent plus que dans l’attente fébrile de mes nouvelles nouvelles, des plus récents de mes récits ; je les fais patienter entre deux textes en publiant chaque jour un petit poème en prose, un calembour-pif ou un proverbe astucieusement détourné - cela suffit à leur bonheur.
Chaque texte que je leur abandonne est pour mes lecteurs une illumination. Chaque texte que je leur abandonne a, pour mes lecteurs, dans ce monde triste et superficiel dans lequel nous sommes tous, eux comme moi, condamnés à vivre ou survivre - on dirait du Balavoine - un trop rare goût de bonheur et de profondeur. Ils rient aux larmes de mes jeux de mots accidentels - mon génie comique est tel que je parviens à être drôle sans m’en rendre compte - ne réagissent pas à mes traits d’humour les plus recherchés - je suis souvent trop spirituel, mes pensées passent largement au-dessus de la tête de la plupart de mes semblables - et cherchent pendant des heures le sens de certaines de mes phrases - c’est (parfois) volontairement que j’ai amassé, enchaîné, entassé les subordonnées et négligé d’achever la proposition principale.
Mes textes sont si enivrants qu’ils ne les relisent pas, mes lecteurs : il s’agit, pour eux, de ne pas risquer de tomber dans une sorte de dépendance - ma littérature est une douce illusion qui peut rapidement se révéler addictive.

Je suis également un peintre admiré et célébré.
Ils sont quelques-uns ou plus - leur nombre est étrangement proche de celui de mes lecteurs - à se bousculer pour obtenir le droit - le privilège - de pouvoir s’user les yeux sur mes tableaux. Il faut les voir et les entendre, mes amateurs, pointer du doigt un détail, un minuscule élément de mes huiles ou de mes gouaches et commenter « tiens, ça, là, cet arbre (ce sont souvent mes arbres qui sont loués, il faut croire que je rends particulièrement justice à la beauté feuillue), ça, ça va, c’est pas trop mal réussi, ça » tout en évitant soigneusement d’évoquer les autres tâches de couleur dont j’ai recouvert le blanc des toiles de coton, achetées enduites et enchâssées, prêtes à l’usage : il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir, comme moi, embrasser d’un coup, sur toute chose, une vue d’ensemble.


Écrivain presque aussi illisible que je le désire. Peintre après-gardiste. Sportif accompli (comme les professionnels, je passe plus de temps à l’infirmerie que sur le terrain). Amant fougueux et passionné (je ne perds pas mon temps en préliminaires). Cordon bleu (industriel).
Forcément, avec autant de cordes à mon arbalète, j’attire les jalousies. Les moqueries. Les persifflages. On scrute mes faux pas. On attend avec gourmandise que je me rétame. Que je me loupe.

samedi 15 février 2020

En Retard (33)

Est-ce ma blessure à la main, mon doigt arraché ? Est-ce l’adrénaline qui retombe ? Est-ce parce que j’ai désormais l’estomac vide ? Je ne sais. Je me sens faible. Mes jambes me retiennent à peine. Je tourne de l’œil. J’ai besoin de m’asseoir. Un siège est libre. Opportunité que je saisis avec mes dernières forces. J’ai besoin d’une pause. Pour reprendre mes esprits. Hasard, coïncidence incroyable, je suis en vacances à la mer, en Bretagne, toute la semaine. Parfait endroit pour me ressourcer. Je ne pourrai en revanche pas, comme chaque week-end, rédiger En Retard. Ni demain ni la semaine prochaine. À vous aussi, ça vous permettra de faire une pause.

vendredi 14 février 2020

Tchi Tcha Ga Ga Goo Goo

L’autre soir, vers 23h, en zappant, je suis tombé sur Bohemian Rhapsody, le film sur Queen et Freddie Mercury - un biopic comme on appelle cela désormais... C’était presque le début du film, moins de cinq minutes étaient écoulées depuis le générique d’ouverture.
J’ai regardé deux trois scènes, un peu moins de dix minutes du film. Puis j’ai coupé précipitamment... En effet, j’ai trouvé ça pas aussi nul qu’attendu : si j’avais continué, je serais probablement resté jusqu’au bout... quelle horreur...

jeudi 13 février 2020

Histoire au poil

Je me suis léché la paume de la main.
Résultat : je ne zozote plus.
Mais qu’est ce que j’ai la flemme...

mercredi 12 février 2020

Expériences CD (3)

Expériences CD, troisième salve. Les trois premiers numéros de la série sont à retrouver dans l'épisode 1, les trois suivants dans l'épisode 2.

Pour la première fois, une de ces peintures rapidement exécutées m'a fortement déçu, le résultat m'a totalement déplu. J'ai hésité à m'en débarrasser. Je n'en suis cependant pas encore à brûler mes œuvres - on attendra pour cela que j'en ai réussi un plus grand nombre, que j'en ai réussi quelques unes tout court. Par souci d'honnêteté, je vous livre ici cette expérience ratée.

Expérience CD#7
(14,5 x 10,5 cm)

Cet échec lamentable m'a incité, deux jours plus tard, à réaliser une autre huile selon le même procédé, en corrigeant mes erreurs. J'aime beaucoup (pour l'instant) le résultat.

Expérience CD#8
(13,5 x 12,8 cm)

PS : L'ai-je déjà signalé ? Pour ceux qui se poseraient la question, les initiales "CD" d'"Expérience CD" n'ont rien mais absolument rien à voir avec le pseudonyme que MLM adopte quand il va se prostituer (pour un salaire dérisoire) devant des ados abrutis par les hormones.

mardi 11 février 2020

Ch(u)icon

Cuites, braisées, en gratin, rôties,
Au fromage, à la béchamel,
Au jambon, aux lardons
Sucrées, amères,
Crues, en salade,

Sous toutes les formes,
J'aime les endives




Sauf leur goût.

lundi 10 février 2020

Grand Soir

Désolé de briser vos illusions, la révolution n'aura pas lieu.
Il va falloir vous y faire, il va falloir vous résigner.
Pour vous consoler, il vous reste tout de même la rotation.

dimanche 9 février 2020

En Retard (32)

Effectivement, escalader la grille qui mesure bien trois mètres de haut et qui sépare le quai de la station fantôme des voies où coule le métro fut un véritable chemin de croix.

Du moins, je pense, je suppute que ce fut un chemin de croix. Je ne me rappelle plus tous les détails. Je suis incapable d'être aussi précis et rigoureux que d'habitude dans ma narration.
Ai-je perdu connaissance ? Ai-je inconsciemment préféré oublier les risques que j'ai pris ? N'ai-je pas réussi à rédiger de manière satisfaisante (satisfaisante pour moi - je ne suis pourtant pas si regardant) la succession d'événements a priori impossibles et de décisions stupides des quelques dernières minutes écoulées ? Je ne saurais dire.
Je me rappelle seulement, durant mon escalade, m'être retrouvé tête en bas, jambes en l'air - ne me demandez pas comment je me tenais alors à la grille, je n'en ai pas la moindre idée. Je me rappelle vaguement les tremblements de la grille à chaque passage de métro. Je me rappelle l'impression d'avoir été aspiré. Je me rappelle avoir failli être décapité par le plafond du tunnel.
Je ne me souviens plus en revanche, comment du toit de la rame en mouvement, je me suis retrouvé assis dans la rame avant même d'atteindre la station suivante. Je ne me souviens plus avoir répandu sur le sac plastique qui me sert de toge les restes de mon dernier repas - ils sont pourtant bien là, répandus sur ma poitrine, mêlés de bile, le pepperoni, la mozzarella fondue et le fond de tomate de ma pizza de cette nuit (je mange à n'importe quelle heure). Je ne souviens plus, non plus, à quel moment j'ai égaré ma moufle de poche gauche. Quant au petit doigt de la main gauche qui manque à l'appel, je ne pourrais affirmer avec certitude que je l'ai laissé dans ladite moufle. Peut-être l'ai-je perdu ultérieurement.

samedi 8 février 2020

En Retard (31)

Je ne suis pas quelqu'un de très équilibré. Je ne parle pas que de mon état mental - ce serait enfoncer des portes ouvertes que de dire que je ne suis pas très sain d'esprit : les jusqu'à présent 31 parties de ce texte témoignent on ne peut plus clairement de ma déraison - mais aussi de ma stabilité (ou plutôt de mon instabilité) physique et psychomotrice dans l'espace. Façon un peu trop compliquée (et peut-être même erronée) de dire que je me pète la gueule plutôt facilement, sans arrêt et pour un rien.
Un problème d'oreille interne m'a un jour diagnostiqué, pour expliquer ces chutes à répétition, un charlatan qui se cachait derrière une blouse blanche, un diplôme et un titre ronflant de docteur en médecine. Pour lui apprendre à se payer ma tête, pour le punir de m'avoir cru si crédule, je lui ai fait avaler son stéthoscope. Ainsi équipé, il peut désormais s'entendre à l'intérieur, nul besoin de s'inventer un organe aussi farfelu qu'une prétendue oreille interne.

Depuis le premier jour, depuis le jour où je fus mis bas, je n'ai fait que chuter, je ne fais que chuter. En permanence.
Monter sur un tabouret me donne le vertige, je suis obligé de m'accrocher au clou que je suis en train de planter dans le mur pour contrer la gravité - qui finit toujours par l'emporter. Je joue au football comme une otarie, en marchant sur le ballon. La moindre irrégularité de la chaussée, pavés, nid de poule, travaux nécessitant une tranchée, est un piège auquel il m'est impossible d'échapper. La parfaite lisséité de la patinoire m'envoie telle une boule de bowling renverser hockeyeurs, short-trackeurs et triples axelutzistes. Passer sous une échelle ne pourra jamais me porter autant malheur que d'essayer de grimper sur un escabeau : le câble électrique (destiné au luminaire) qui sort du plafond est, croyez-moi, bien plus solide qu'on en pense. Quand aux escaliers, l'occasion m'a déjà été donnée à deux reprises dans ce texte de vous montrer que ma façon de les descendre est toute personnelle.

Tout ceci pour vous prévenir : escalader la grille qui me sépare des voies du métro ne va pas être une partie de plaisir.

vendredi 7 février 2020

La Roulette Russe (25)

On aime à penser que les amateurs de ce noble sport qu'est la Roulette Russe sont des gentlemen, qu'ils ont le fair play chevillé au corps, qu'ils respectent les idéaux d'équité et d'égalité des compétiteurs lors des tournois auxquels ils participent. C'est malheureusement se bercer d'illusions. La Roulette Russe n'est, pas plus que les autres sports, épargnée par le fléau du dopage.

On a déjà vu des licenciés ivres ou défoncés ou gavés de bêta bloquant tenter de prendre part à des compétitions de Roulette Russe. C'est évidemment interdit. La peur fait partie du jeu. L'inhiber par une méthode artificielle est donc une triche.

D'autres athlètes, plus subtils, pour se libérer de la peur d'appuyer sur la gâchette, s'injectent avant les compétitions des poisons auxquels on ne connaît d'antidote (ou des maladies mortelles incurables, cela revient au même) provoquant des douleurs insoutenables. Le protocole affiche cependant ses limites en compétition puisque l'athlète qui le suit est finalement déçu lorsqu'il l'emporte...

Enfin, on signalera le cas de cet athlète qui, tous les jours, ingurgitait une petite quantité de plomb. Il espérait ainsi, par mithridatisation, y devenir peu à peu insensible, s'immuniser et survivre à une éventuelle absorption massive de ce métal. Le jour où il a perdu, des balles sans plomb étaient utilisées. On ne saura jamais si son protocole était efficace.

jeudi 6 février 2020

Oeil pour oeil, dent pour dentier

Tout à l'heure, j'ai pris un coup de vieux.
Hors de question de me laisser faire, je le lui ai rendu.
L'âge n'excuse pas tout.

mercredi 5 février 2020

Prêt à porter

C'est étrange, toutes ces confusions qui s'opèrent dans mon esprit. Je mélange sans cesse les acteurs, les auteurs, les peintres, les musiciens, les noms, les visages, les biographies... Dysfonctionnement de mon cerveau qui construit des rapprochements entre des gens qui n'ont parfois que peu en commun.
Aux grandes dames de ma femme - très mauvais jeu de mot - qui, elle, soit dit en passant, confond James Caan et Michael Caine, je confonds par exemple systématiquement Agnès B. et Sonia Rykiel... je n'y connaitrai jamais rien en matière de mode...

Cette confusion m'a inspiré une pochade, un trait (plusieurs à vrai dire) d'humour à l'huile.

Agnès Rykiel
(Pochade sur une photo d'Agnès B.
offerte au format carte postale dans sa boutique,
rue de la Paroisse à Versailles)

mardi 4 février 2020

Bisex

Je m'étonne qu'au milieu de toutes les revendications actuelles, certes légitimes (bien qu'elles ne concernent en général que cette minorité de feignasses que sont les fonctionnaires et autres assistés vivant d'allocations), n'ait émergée une exigence qui me semble plus urgente : l'abolition du 29 février.
Car, enfin, je viens de  consulter mon calendrier et, cette année encore, comme tous les quatre ans, on nous a allongé le mois de février d'une journée. Sans contrepartie, évidemment. Même pas d'heure supplémentaires. Et personne pour se plaindre ?
On me répondra, je les connais ces politiques et ces grands patrons, que le 29 février tombe cette année un samedi, jour chômé pour la plupart des gens. C'est pire encore ! Ni vu ni connu, on transforme un jour de repos en journée qui n'existe que tous les quatre ans... nous prendrait-on pour des imbéciles ?
J'exige donc que le 29 février soit compensé par un jour férié supplémentaire en 2020. Je propose le 22 septembre prochain.

lundi 3 février 2020

Confus cyanisme

Une image vaut mille mots.

Un mot, par une division sommaire, accessible à tous, même ceux qui se déclarent nuls en maths, vaut donc un millième d'image.
Un millième d'image, ceci dit, qu'est-ce donc si ce n'est toujours une image simplement grossie, zoomée et recadrée ?
On en déduira qu'un mot, un millième d'image, vaut une image.
Or, une image, d'après le mot d'ouverture de ce billet, vaut mille mots.
Conclusion : un mot vaut mille mots. Par itérations successives du procédé, on prouvera de même qu'un mot vaut également un million de mots puis un milliard de mots puis un billion de mots, etc.
L'infini est à portée de mot.


Une image vaut mille mots.

Le mot est attribué à Confucius.
Qui ne se fit pas peintre pour autant.
La figure de l'intellectuel engagé n'avait pas encore été inventée.

dimanche 2 février 2020

En Retard (30)

Il ne m'en faut pas plus pour que je me mette à courir. Peu importe que je n'y vois goutte - les allumettes ont ce défaut qu'elles s'éteignent au moindre courant d'air, fut-il relatif - je me fie aux odeurs. Je cours à perdre haleine (ce qui m'arrange bien, je n'ai pas pris le temps de me brosser les dents avant de partir de chez moi, je n'ai même pas mis le petit orteil (que je me suis ensuite amputé) dans la salle de bain - à moins que ce ne soit la salle de bains).

La peste soit de Camus, une course folle dans le noir ne peut se terminer que dans la chute. La mienne a lieu dans des escaliers dont je rate - toujours ce problème d'éclairage : les escaliers n'ont pas d'odeur - la première marche... Je ne vous réécrirai pas la scène dans laquelle je vante mon habileté dans ce sport étrange qu'est le skeleton. J'aime certes les récits qui tournent en rond, se répètent, semblent toujours revenir en arrière, j'aime les leitmotivs, les impressions de déjà-vu, les variations sur un même thème... mais là, non, je n'en ai pas envie... c'est ma liberté d'auteur de ne faire que ce dont j'ai envie. Le lecteur mécontent se reportera à ma précédente chute dans les escaliers - ceux de mon immeuble - et l'adaptera selon ses désirs.

Après 23 marches - j'ai pris le temps de compter et de m'assurer, pendant et malgré ma dégringolade, que les escaliers étaient bien premiers : c'est déjà ça... - et 3 roulades sur le plat, ma chute s'arrête nette, le visage contre une grille. L'accès au métro depuis le quai est fermé par une sorte de cage de fer. La fosse où circule le train urbain est interdite aux amateurs de stations fantôme. Comme au zoo, on peut s'approcher, au plus près, mais le dernier pas, celui qui permettrait de toucher, de caresser la beauté, est empêché...
Reste à savoir, dans le zoo où je me trouve actuellement, qui est l'animal sauvage, la rame ou moi. Je crois deviner la réponse.

samedi 1 février 2020

En Retard (29)

Je ne pense pouvoir échapper au fait que ma descente dans la station fantôme apparaisse comme une plongée métaphorique dans les méandres de mon esprit triste et tordu où le coq à l'âne, le calembour et le mot-valise fleurissent et fanent aussitôt tout au long de phrases bien trop longues pour ce qu'elles ont à exprimer. Seul dans le tunnel autrefois émaillé de blanc, je n'ai personne de qui me moquer, personne sur qui exercer mon ironie factice, destinée à cacher ma propre vulnérabilité. Seul, je ne suis plus à l'abri de moi-même, je pourrais bien me retomber dessus.
J'ai un peu peur. J'ai peur. Pour me rassurer, je fais le malin. Je paonne mon second prénom, celui du L de MLM et de Maurice L. Maurice - Maurice L. Maurice est mon nom, celui que je me suis choisi, celui derrière lequel je me dissimule pour répandre mes cochonneries : si je m'appelais véritablement Maurice L. Maurice, croyez-moi, j'aurais pris un pseudonyme - que les profondeurs me renvoient en d'indénombrables écho charlie hotel oscar scar scar scar ar ar ar... ce qui ne fait que renforcer ma tourmente - je me sens assailli, harcelé par moi-même.

J'ai besoin, pour me rassurer, pour ne pas sombrer, d'un peu de lumière, la vague lueur verdâtre signalant les issues de secours ne me suffit pas. J'ai heureusement toujours des allumettes sur moi. Il faudrait toujours avoir des allumettes sur soi. Sauf quand on s'installe dans une boîte en carton - mais ceci est une autre histoire, prévue pour le printemps.
Avec mes moufles de poche, craquer une allumette n'est en rien facile, je brise le bâtonnet de peuplier de plusieurs d'entre elles avant d'obtenir une flamme. Mais alors quel spectacle quand le soufre s'embrase ! Si j'en crois la décoration rupestre, je suis dans la grotte de Lascar. Son nom - parfois orthographié Laskar voire Lasker (rien à voir, je présume, avec le joueur d'échecs, pas celui de Zweig) - au milieu d'une multitude de dessins figurant soit des hommes fumant d'étranges cigarettes coniques soit des chiens que je n'aimerais pas promener en laisse - s'étale en immenses lettres capitales, de toutes les couleurs, sur les parois du boyau. L'ensemble, aussi magnifique qu'il soit, sonne comme un avertissement : je suis ici sur un territoire qui n'est pas le mien et je ferais bien de hâter le pas et de déguerpir avant que le propriétaire des lieux ne reviennent dans sa tanière avec sa meute et ses joints.